Cette photographie m'a absolument bouleversé. Non pas la personne aperçue dans le tramway n° 13 à Novossibirsk. Non, la photographie, - lorsque je l'ai découverte chez moi. Ou plutôt la photographie de cette dame, aveugle, assise à la place réservée pour les handicapés, dans ce tramway antique, datant du coeur de l'Histoire soviétique.

Pourquoi ?

Parce que cette dame, dans cette photographie, réinterroge le statut même de la photographie. Il s'agit de ce qu'on appelle improprement dans notre jargon français "une photographie volée". Alors certains vont sortir l'étendard du droit à l'image. Et je me suis dit "mais quelle idée peut avoir cette dame du "droit à l'image", elle pour qui, très vraissemblablement, aucune image n'a jamais existé ?

La réponse est venue en observant justement la photographie. Tout d'abord le visage de la dame amène une première réaction : "mais si cette dame ne se préoccupait pas, même sans la connaître, de son image, alors pourquoi se mettrait-elle du rouge à lèvres ? Une faille s'installe donc dans mes certitudes. Et la poursuite de l'examen pose une nouvelle question : comment fait-elle pour porter des vêtements aux couleurs si assorties ? Incontestablement cette Dame se soucie de son image et très certainement du Droit qui va avec...

Alors j'en reviens à ce fameux Droit à l'image. Ce Droit est une notion juridique et aussi culturelle. Après avoir fait ici, en Russie, des centaines de photos sans autorisation, car, avec autorisation, la photo, posée, serait tout simplement sans intérêt, voire "faussée", je me suis aperçu qu'il y avait ici une vraie tolérance pour les photographes. Et même que les gens étaient plutôt flattés qu'on les prenne en photo. Pas une seule réaction de refus. Et s'ils venaient à savoir que je suis Français, ils se sentaient encore davantage flattés. Car les Russes aiment encore beaucoup les Français.

Mais à propos de cette dame, le vrai sujet qui se posait n'était-il pas un droit à la représentation ? Car en effet, cette dame aveugle qui prend si grand soin à se maquiller, à se vêtir sans faire d'impair, n'a-t-elle pas le droit d'appartenir elle-aussi à un ensemble de portraits constitués essentiellement de voyants ? Et ses yeux qui regardent sans voir n'ont-ils pas aussi le droit de nous interroger sur le statut et l'existence de tous ceux qui sont différents de nous ?

Oui, cette dame nous donne une grande leçon d'altérité. Car son maquillage, le mariage des couleurs de ses vêtements, tout cela est destiné à ceux qui, contrairement à elle, ont le pouvoir de voir. Eu égard à cette intention, elle méritait donc bien un peu d'attention. Que cette photographie permette donc qu'on s'intéresse quelques instants à elle. Elle en a bien le droit.

Novossibirsk, le 25 février 2019.