Dimanche 20 avril 2014, Akademgorodok

Pâques, jour de la résurection du Christ. C'est par hasard, - mais ça tombe bien ! - que je reprends aujourd'hui mes carnets de voyage. Euh... hasard pas tant que ça finalement. Car les béquilles ne sont pas vraiment propices à l'inspiration, et surtout, à la prise de vue photographique à laquelle ces pages sont extrèmement liées.

Or il s'avère que depuis quelques jours mes pieds ont une poussée d'indépendance, et les béquilles ont fini par rester sur le carreau de l'appartement, désertées. Une petite canne en main, une cadence respectable acquise, la main s'est libérée de son tuteur et l'appareil photographique a retrouvé sa liberté d'agir, de saisir. 

Restait plus qu'une occasion, j'étais prêt. Une sympathique connaissance, Ekaterina, m'a envoyé un mail : "Si vous voulez connaitre mieux nos traditions et si vous n'avez pas encore celebre la  Paques chez nous il vaut mieux d'aller dimanche matin dans notre eglise en bois (qui est n'est pas loin d'ici) et contempler les gens qui viennent avec les oeufs et les gâteaux de Pâques pour les sanctifier." Une ambiance de polar dans les mots qu'utilise Catherine, vraiment de quoi éveiller ma curiosité. J'étais en Russie l'année dernière à pâques, mais en route pour l'Altaï. Le jour de pâques j'avais mangé deux oeufs colorés pas complétement cuits durs... Au petit déjeuner dans une gare, cela fait toujours un effet étrange, et puis l'autobus. Enfin, rien d'exceptionnel pasqualement parlant. Mais voir sanctifier des oeufs et des gâteaux près de l'église en bois ! Oui je veux ! Et me voilà parti avec ma canne et ma caméra.

J'avais un vague souvenir du chemin qui mène à l'église. Il suffit de prendre à gauche derrière notre immeuble, traverser le pont dans le bois, prendre le chemin à gauche à la sortie du pont, et continuer dans la forêt jusqu'à retrouver une barre d'immeubles. Après, j'avais un peu oublié les explications de Léna. Mais je ne doutais pas que je trouverais du monde pour me guider, me souvenant de l'immense foule des visiteurs du baptème du christ en janvier. Car la pâques, c'est la fête majeure des orthodoxes, y'aura du monde !

 

Très agréable de se sentir marcher quand on a claudiqué si longtemps. Quelques douleurs encore mais rien de méchant, le pied reprend son ordre interne. Que c'est compliqué un pied... C'est idiot d'être obligé de le casser pour s'en rendre compte... Je pensais d'ailleurs au christ... Mais il n'est pas resté mort assez longtemps pour avoir besoin de rééduquer ses pieds. Désolé....

 

En route je suis rattrapé par une cycliste que je connais puisque c'est Sacha, du club de chansons folklorique. Elle se propose de m'aider à trouver l'église. Elle continuera ensuite car elle va à sa datcha qui se trouve à cinq kilomètres. C'est incroyable de vivre dans des endroits pareils, en ville et à la campagne... D'ailleurs, j'ai appris récemment que la cité d'Akademgorodok vient d'être classée monument historique, elle le mérite bien ! Et même elle mériterait l'Unesco !

 

 

Me voici donc arrivé à l'église. comme je le pressentais, beaucoup de monde, des femmes, des hommes, des enfants, des vieillards. Tous portent des sacs en plastiques emplis de choses colorées. Il fait un beau soleil, les cloches retentissent. Rien de solennel pourtant, je veux dire de lourdement solennel. Je m'aperçois que les gens ont le sourire, ont l'air content. Ce sera vraiment mon impression majeure et constante. La pâque orthodoxe est une fête joyeuse. 

 

 

 

Devant l'église, dans cet espace sous les arbres, - car nous sommes toujours à Akademgorodok et la forêt est toujours là, peu dense mais présente - un fer à cheval de tables alignées sur une vingtaine de mètres. Les gens sont placés à l'extérieur du fer à cheval et ils sortent de leurs sacs des gâteaux de pâques (koulitchi), assez proches du panetone italien, et recouverts de glaçage en sucre blanc orné de billes de couleur. Ils ont aussi placés dans des paniers en osier des oeufs décorés de différentes façons, simplement colorés et peints parfois, coloriés par des enfants même aussi, et très souvent enduits d'un cellophane très joliment imprimé. J'ai cru au début qu'ils étaient peints à la main. Déçu... Mais bon, on ne peut pas demander à toutes ces familles d'êtres de véritables artistes. J'ai vu aussi des choses plus triviales, des pommes, une bouteille de vin rouge (ce serait du vin rouge légèrement sucré, en fait du vin de messe...) des petits gâteaux, et même une barquette de fromage blanc (le tvarok, un fromage blanc granuleux, utilisé pour le petit déjeuner mais aussi pour faire des gâteaux). On décorait toutes ces vivres de bougies que le vent s'amusait à éteindre et les enfants à rallumer.

 

 

Et voici soudain que le pope arrive. ce sera d'abord un pope russe. J'ai l'impression que mon intuition à arriver pile au moment de la bénédiction et d'essence quasi divine ! 

 

 

Le pope a un très bel habit rouge et or qui resplendit au soleil. Il tient dans une main un très grand bénitier rempli d'eau bénie, et de l'autre un goupillon en forme de petit balais qu'il trempe dans l'eau du bénitier pour ensuite inonder d'eau fraîche tout ce qui est devant lui, les oeufs, les gâteaux de pâques, les tartes, les bougies, les bouteilles de vin, les barquettes de tout genre et surtout, surtout, les visages qui sont devant le pope et qui se trouvent aspergés du saint liquide très astringent à cette heure du jour ! Cet aspergement circule comme une vague de joie. Les visages s'offrent, frissonnant d'avance, et quand l'eau vous arrive sur les yeux, vos joues, vos lunettes et appareils photos, c'est comme une caresse rieuse et quelque peu espiègle qui surgit de cet instant, avec la fraîcheur d'un jeu d'enfant. Cela provoque chez certaines femmes une véritable extase. C'est à peine païen pour un catholique, ce doit être un peu scandaleux je pense pour un protestant, et moi j'ai tout simplement trouvé cela beau. Cette joie était belle à voir, et elle circulait sur toutes les bouches, ou presque.

 

 

En outre il y avait la musique. Des cloches. Mais pas un automate qui joue une musique programmée, mais quelque chose qui semble improvisé. Cela vient du fait qu'à pâques, tout le monde a le libre accès au carillon de l'église et que chacun s'essaie à un morceau. J'y suis allé plus tard, guidé par Macha, notre professeur de chant folklorique. Je l'ai filmée en train de composer avec cet instrument très simple, à la portée de chacun : cinq pédales, deux cordes pour les mains, et il n'y a plus qu'à laisser les cloches s'harmoniser. Jamais de fausses notes ! En bas, à une trentaine de mètres, une autre cloche, plus grosse, plus grave, apportait sa contribution à la partition soliste venue d'en haut. Ces jeux de cloches aussi participaient à cette joie générale.

 

 

 

Mais je n'avais pas remarqué qu'on avait déjà recouvert le fer à cheval de tables de nouvelles offrandes à la bénédiction. Quelques minutes après arrivait un second pope, qui avait l'air d'un altaïen ou d'un Kirghize, mais qui, en fait m'a-t-on dit, est d'origine koréenne. Un bon visage joueur qui soulèvera encore des nuées de sourires ravis ! Je n'avais donc pas eu d'inspiration divine pour choisir le moment d'arriver, car les bénédictions se reproduisent environ toutes les dix minutes ! Dès que la chanson de fin est terminée (la bénédiction se termine ainsi) tout le monde se dépêche de ranger ses offrandes dans les sacs d'origine, pour laisser la place à de nouveaux futurs bénis. Je retrouvais donc l'effet de série, d'activité de masse, que j'avais déjà remarqué à la source sainte pour la fête du baptème. Il semblait que les bénédictions ne cesseraient pas de la journée.

 

 

Une autre connaissance m'a ramené, cette fois par la route, à mon immeuble. En entrant dans notre grande cour forestière, je vois au coin d'un balcon un gros chat roux se chauffer au soleil. Je décide de le prendre en photo. Deux secondes après surgit un homme qui s'approche de moi en me parlant joyeusement. Je comprends peu de mot de ce qu'il me dit sauf qu'il serait poète. Ma photo du chat semble l'avoir rempli d'enthousiasme, peut-être est-ce le sien ? Ou a-t-il lui aussi relevé l'admirable indolence du félin, alliée à une maîtrise de la pose infaillible ? Mais en tout cas ce sera une nouvelle démonstration de joie qui me fera oublier ces nombreuses fois où trop de russes ont tiré la gueule. Mais ils sont comme ça ces russes, ils ont leurs jours, leurs humeurs, leurs rituels. Et chacun de leurs états d'âmes cache son contraire. Et je pense qu'en politique c'est pareil. Pour les comprendre et négocier correctement avec eux, il faut les connaître. Le cas échéant, c'est très facile de les diaboliser. Mais ça, c'est un autre sujet...

 

 

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Jeudi 1er mai 2014, Akademgorodok

 

Et voici que soudainement, le 1er mai, comme une commande officielle exécutée, vint le printemps. La veille il avait un peu neigé, avec une température de 4 degrés. Et ce beau premier mai, la température est montée, montée, pour atteindre plus de 25 degrés ! D’un seul coup on est surpris d’avoir chaud sous son blouson de cuir, on l’enlève timidement, et, en tee-shirt, on est tout à fait surpris de découvrir qu’on a besoin de rien d’autre… Vraiment, c’est possible, ici, en Sibérie, à Novossibirsk ?

 

Alors Lena a eu la bonne idée de me proposer d’aller au bord de la « mer ». La mer d’Ob, à côté de cet Akademgorodok où nos habitons. Elle a aussi invité son amie Ola qui viendra avec Anton, son petit ami. Ils ont proposé de passer nous prendre ne voiture. Soit, cela changera, d’habitude on y va à pieds…

 

Ils arrivent et nous faisons un crochet par les supermarchés pas loin d’ici. L’un est une sorte de quincaillerie, nous y allons pour acheter quelques accessoires de bases pour un barbecue. Car c’est de tradition de faire un feu au bord de la « mer » pour y cuire ce que les russes appellent les « chachliks », brochettes ou grillades, le mot est un générique qu’on traduirait peut-être par « grillades ».

 

Ola et Anton sont tous les deux dans l’informatique. Ola est chef de projet et Anton travaille dans une petite entreprise. La programmation appliquée est leur domaine à tous les deux. C’est d’ailleurs à la fac d’informatique qu’ils se sont rencontrés.

 

On arrive sur la plage, il fait très bon, pas trop chaud, juste la température idéale pour être bien en tee-shirt. Il fait soleil et la surprise c’est de découvrir cette mer gelée. Surtout qu’un étrange phénomène fait se dilater des zones de glace sur le bord et que, de loin, ça ressemble à des vagues. Des vagues mystérieusement figées et immobiles, qui s’érigent toutes blanches sur la glace bleutée du large…

 

Sur la plage de sable beaucoup de gens groupées par cercles amicaux ou familiaux. Des couples avec ou sans enfants. Souvent, quand ils n’ont pas d’enfant, avec un chien. Familles rassemblées de deux à quatre couples, - ceux là ont souvent des enfants – et groupes de copains ou d’amis. Ils sont parsemés partout sur le sable et tous ou presque ont leur barbecue allumé. Mais là encore il n’y a pas vraiment de principe dominant. Certains ont des petits barbecues métalliques rectangulaires, d’autres ont allumé le feu à même le sable. Il faut dire aussi qu’il n’y a pas besoin d’apporter de combustible. La plage est recouverte de fragments de bois de toutes tailles, mais surtout des petits morceaux que les courants ont rongés et polis. Il suffit donc de ramasser du bois autour de soi et d’allumer à l’aide de quelque bout de journal. On trouve même un peu de paille de roseaux pour tenir lieu d’allume feu. Beaucoup de souches apportées par le courant, qui permettent de s’asseoir comme sur des bancs. Il y a donc tout ce qu’il faut, suffit d’une grille ou de quelques broches pour faire cuire sa viande, et peu s’en privent.

 

 

On discute, et je remarque que personne n’a eu la mauvaise idée d’emporter quelque machine à faire du bruit. Pas de musiques parasite donc, juste des voix, des rires, des cris de joie et d’enfants jouant sur la grève. Une très bonne humeur générale, reposante, plaisante.

 

On va s’amuser sur la glace qui est en train de fondre. On se prend en photo. Parfois la glace s’effrite, un pied s’enfonce et un cri amusé retentit. Parfois quelques beautés s’amusent à prendre des poses pour l’iPhone de leur amie. Les Russes sont curieux, pudiques à l’excès dans certaines situations, totalement sans vergogne dans d’autres. Ils sont très amusants lorsqu’ils se lâchent comme ça. J’en profite pour voler quelques clichés.

 

 

Je pense que l’année prochaine nous viendrons ici, nous-aussi, en famille… C’est très curieux… Et en même temps assez enthousiasmant. Ca me plaît ces barbecues sur la plage… Quelle ère de jeu magnifique pour les adultes et pour les enfants !

 

 

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Vendredi 2 mai, Kolyvan

 

Il y a deux ans j’avais visité en Altaï un village ayant pour nom Kolyvan. Il s’y trouve une usine de taillerie lapidaire qui a réalisé, entre autres, un grand vase de jaspe qui se trouve dans la collection de la Mairie de Paris. Mais, depuis que je suis à Novossibirsk, on m’a appris qu’il y a un autre Kolyvan, qui se trouve à une cinquantaine de kilomètres d’ici.

 

Lorsque j’ai lu quelques extraits du livre de Jules Vernes, Michel Strogoff, j’ai retrouvé Kolyvan dans le roman, après que Michel Strogoff ait traversé le cours de l’Ob à la nage. On retrouve ce passage dans la série télévisée, quand Strogoff retrouve les deux journalistes, français et anglais, dans un poste de télégraphe qui se trouve justement à Kolyvan. Or ma question avait été de me demander de quel Kolyvan il s’agissait ?

 

Vu l’itinéraire de Strogoff, entre Moscou et Irkousk, il était beaucoup plus probable que ce soit le Kolyvan de l’oblast de Novossibirsk, l’Altaï étant beaucoup plus au sud par rapport à l’axe entre les deux villes.

 

Et puis, voici qu’on me propose, dans le cadre d’un colloque sur l’architecture de Novossibirsk, une visite guidée de la ville. Des architectes voudraient faire entrer l’architecture constructiviste de la ville dans le patrimoine mondial de l’UNESCO. D’où ce colloque qui recevait des profs et architectes de toute la Russie. Bref, nous voici arrêtés au bord de l’Ob, dans une sorte de parc où les guides reprennent leur exposé de l’histoire architecturale de la ville. Nous sommes en fait au pied du pont qui a été construit pour faire passer le transsibérien. L’Ob est une rivière assez large ici, la construction d’un pont dans les années 1880 n’était pas une mince affaire. Le guide nous dit alors que, pour la construction du pont, les maîtres d’œuvre avaient pensé à deux possibilités : faire ce pont ici, à Novossibirsk (qui n’existait pas encore sous ce nom) ou bien le faire à Kolyvan, un peu plus au nord. On imagine que certains intéressés ont dû se démener pour attirer le projet chez eux, car l’arrivée du train allait évidemment créer une zone d’activité très importante. Finalement c’est le projet pour Novossibirsk qui a été retenu. Après le pont, on a construit une gare, et le petit village qui se trouvait là s’est trouvé connaître immédiatement une expansion colossale. 150 ans après c’est devenu une ville d’un million cinq cent mille habitants…

 

On peut donc imaginer comment cela aurait été si le pont et la gare avaient été construits dans le village de Kolyvan. Il serait lui-aussi une ville d’un million d’habitants aujourd’hui et Novossibirsk serait resté un village…

Ces différentes anecdotes m’ont donc donné envie de visiter Kolyvan, sur les traces du héros de Jules Verne. L’écrivain, lui, sortait rarement de chez lui et a dû trouver Kolyvan sur une carte suspendue dans son salon à Paris…

 

Avec un peu d’insistance, j’ai réussi à décider Léna de m’accompagner au village à l’occasion des jours fériés du premier mai. Faut dire qu’elle n’était pas très enthousiaste. Elle n’aime pas les villages russes Lena. Elle ne voit pas quel intérêt on peut y trouver. Et je ne pense pas qu’elle soit la seule à penser ainsi. En Russie les villages ont mauvaise réputation…

 

Nous allons donc à la gare routière de Novossibirk et prenons un billet pour le bus de 11h30. D’abord on nous dit qu’il est en retard. Puis on apprend qu’il a été supprimé. Nous attendons donc celui de 12h30. En entrant dans le second bus, qui est à l’heure celui-là, la contrôleuse nous dit que notre billet n’est pas pour ce bus là et qu’il faudra qu’on voyage debout. Lena est enceinte et moi j’ai encore ma cheville convalescente. La contrôleuse dit qu’elle s’en fiche. Finalement elle nous envoie sur la banquette arrière. Charmante introduction.

 

Alors que nous attendons le départ, je vois un jeune homme, dehors, qui se cache derrière un minibus (Machroutka). Il a un costume pas parfait mais très correct quand même, une chemise satinée d'un bel effet, des grosses lunettes carrées des années 70 et il a l’air de s’amuser à cache cache. Je le vois mettre son doigt sur ses lèvres l’air d’indiquer à quelqu’un qu’il ne faut pas trahir sa présence. Dès que la contrôleuse est partie, voilà le jeune homme, hilare, qui se fait ouvrir la porte de notre bus. Il parle à voix haute et plusieurs des femmes présentes dans le bus se marrent.

 

Une femme à la droite de Léna lui dit quelque chose en souriant. Lena me traduit que le jeune homme est de Kolyvan et que tout le monde le connaît car c’est un peu le fou du village. Un fou souriant qui fait marrer les gens. Plutôt sympa. Le bus démarre et, au bout de trois minutes, après un arrêt, il demande au chauffeur avec une forte vivacité, de rouvrir la porte. Ce que le chauffeur fait ! Et voilà notre amuseur public qui se met à s’écrier en direction d’un passant « Priviet Sacha ! » L’autre tout surpris détourne la tête et, en le voyant, lui addresse à son tour un salut, pas très heureux d’en être ainsi contraint aux yeux de tous... Le chauffeur referme la porte et démarre, le jeune homme très content se rassoit. Quelques minutes plus tard, il se lève et va au fond du bus où une mère et sa fille sont assises. Il dit quelque chose à la fille, insiste, et je vois la fille qui se lève, contrariée, lui laisse la place et va s’asseoir à l’avant, là où le jeune homme était auparavant.  

 

 

Je demande à Léna de me traduire ce qui s’est dit entre eux. Léna me répond que le jeune homme a dit qu’il était malade en bus et qu’il ne pouvait pas rester à l’avant car il se sentait très mal. Quel culot ! Et le voilà assis, satisfait, cherchant un regard des yeux pour accrocher l’attention. Il sort un petit objet en forme d’étui de lunettes, le met en marche et l'approche de ses oreilles. Il s’agit d’un petit poste, assez puissant quand même. Une musique disco emplit l’arrière du bus. Le jeune homme regarde d’un air narquois tout ceux qui dirigeront les yeux vers lui .

 

Le bus s’avance dans une forêt de pins, très hauts, aux troncs parfaitement rectilignes. La route est mauvaise, les suspensions du bus aussi. Léna fait la grimace, son ventre n’aime pas ça du tout.

Après une trentaine de minutes, la fille de tout à l’heure revient vers le jeune fou et lui dit quelque chose. Le jeune homme se lève alors et va reprendre sa place initiale. Je suis assez content car sa musique était soûlante. Léna me dit qu’elle lui a expliqué qu’elle était malade et qu’elle désirait reprendre sa place. Il lui a laissé sans contester. Mais cinq minutes plus tard le jeune homme demande au bus de s’arrêter et descend. « Je croyais qu’il allait à Kolyvan ! » dis-je à Léna. « Oui me répond-elle, mais ça ne lui plaisait pas d’être à cette place ! ».

 

Au bout d’une petite heure de voyage nous arrivons à Kolyvan. Il s’agit plutôt d’un bourg. La gare de bus est spacieue, avec une salle d’attente au centre, des guichets, des toilettes et un coin café.

 

Nous prenons un taxi pour nous rendre au monastère, la célébrité du village. Il est habité par des nonnes et comprend une église, quelques bâtiments d’habitation en bois, des jardins et potagers, et le tout entouré d’un mur d’enceinte. Dans l’église je fais quelques photos. Décidément ces églises orthodoxes sont occupées de gens… comment définir leur état d’esprit… enthousiastes. Oui, je pense que c’est le mot. On met des bougies, on embrasse les icônes, on se met à prier, on écoute une religieuse qui semble dire des choses passionnantes que des adolescentes écoutent fascinées. J’ai hâte de comprendre ces récits. Il viendra bien un jour où mon niveau en russe me le permettra ! A voir ces adolescentes, on croirait qu’on leur raconte des contes de fées, ou qu’on leur explique comment embrasser les garçons ! Pour captiver ainsi leur attention, qu’est-ce que cette nonne peut bien leur raconter ? Etonnant ! Bref, ce milieu est fantastique de vie et c’est un lieu béni pour un photographe. Mon appareil sur le ventre, je vole quelques clichés sans viser, une pancarte interdisant les photographies à l’entrée. Personne ne s’aperçoit que mon pouce déclenche de temps en temps. Merveilleux appareil, - petit, silencieux, discret…  

 

 

Sortis du monastère, nous allons pique-niquer dans une rue voisine, assis sur des billes de bouleau stockées devant une maison. Il fait une chaleur très agréable, environ 25°C je pense, de quoi apprécier le soleil sans qu’il ne soit trop brûlant.

 

Ensuite, j’ai envie de voir la rivière d’Ob, - avoir une idée où aurait été posé ce pont pour le transsibérien. Mais les gens interrogés disent qu’il n’y a pas d’Ob dans le village, mais une autre rivière, plus petite. Nous allons donc nous promener dans les quartiers autour du monastère, contemplant ces maisons souvent repeintes depuis peu dans des couleurs resplendissantes, des jaunes, des verts, des bleus et des rouges bien saturés. Ces isbas en bois que j’aime tant et que les russes aiment si peu…  

 

 

Un peu plus tard, au coin d’une rue, on aperçoit la rivière à une centaine de mètres. Nous nous en approchons. C’est une petite rivière qui n’a rien à voir avec la monumentalité de l’Ob. Sur la droite, dans un pré, je vois des adolescents qui courent se jeter dans l’eau ! A Novossibirsk l’Ob est encore gelé et ici ils se baignent ! Mais ils n’ont fait que se tremper et retournent à leur serviette étendue sur l’herbe.

 

Nous allons continuer notre promenade le long de rues paisibles. Nous croisons des femmes promenant leurs enfants, des enfants en vélo, quelques voitures et aussi quelques hommes qui ramènent à la maison des magnums de bière qu’ils viennent d’aller acheter. L’ambiance est paisible, reposante, l’air est parfumé. Plus tard nous rejoindrons la gare pour une pause rafraichissement.  

 

 

A la fin de l’après-midi nous suivrons la rue principale où quelques maisons de marchands du début XXème donnent au village un air plus civilisé. On y trouve aussi une bibliothèque, un petit parc, et plusieurs de ces maisons en briques datant de la fin de l’empire tsariste.

 

Le minibus du retour sera plus rapide et plus confortable que le vieil autobus de l’aller. Lena a fini par trouver l’après-midi « intéressante ». Ouf ! Aller à l’encontre des préjugés, même de sa petite amie, c’est important ! Ce petit diaporama montrera combien un village russe, malgré la mauvaise réputation, peut-être beau et plaisant…

 

 

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Mardi 24 juin 2014, Aéroport Sheremetevo, Moscou

 

 

Retour d'Irkoutsk, où, malheureusement, je ne serai pas allé voir le lac Baïkal. Il ne restait pourtant plus que 60 km à faire... Sur plus de 7000...

 

Mais voilà, dans la vie il y a des priorités. Et, dans le contexte présent, le Baïkal n'en est pas une...

 

Ces pages se sont arrêtées à Kolyvan, c'est normal. Quand le voyage s'arrête, les Carnets de voyage s'interrompent. Depuis, retour en France, car il y a  que les voyages doivent se préparer, il y a aussi que la vie parfois nous pousse à rentrer au nid, ou à construire un nid, ou une crèche... Dût-elle être un lieu de passage. Les chrétiens connaissent bien cela, les crèches de passage, les lieux de naissance en forme d'escale... Eh bien, disons qu'il y a une naissance qui se prépare...

 

Eh oui... la vie... Elle vient, elle se prépare comme un fabuleux mystère. Les médecins ont beau avoir l'air de tout connaître sur elle, la vie n'en reste pas moins un miracle. Si ce n'était pas le cas, on en aurait trouvé sur d'autres planètes. Mais non. On cherche, on cherche, mais on ne trouve rien de semblable. Les conditions du miracle n'ont pas été au rendez-vous dans toute la partie déjà grande de l'univers que nous avons sondée... Si cela ne suffit pas à faire un miracle, alors oubliez ce mot, le miracle n'existe pas.

 

Bon, mais la vie c'est aussi des contenus. Et oui, qu'est-ce qu'on y fait dans la vie ? Dans l'espace si court d'une vie ? Dans le seul espace que nous connaîtrons ? Beaucoup d'entre nous se battent pour la gagner, leur vie. Gagner sa vie... Est-ce le contraire de perdre sa vie ? Qui ne gagne pas sa vie la perdrait-il ? On peut s'amuser longtemps avec de semblables jeux de langage... Si je ne peux pas dire que je "gagne bien ma vie" pour l'instant, il semblerait pourtant que certains fruits ont décidé de se laisser récolter. C'est un peu comme l'été, sauf qu'on est ici dans des temporalités qui dépassent le cycle des saisons. 

 

Par exemple les "Carnets de Sibérie" ont commencé à s'écrire en septembre 2012. En septembre 2013 la maquette était terminée et le livre prêt à partir à l'imprimerie. Mais l'éditeur manquait d'argent pour cela. Un financement d'abord envisagé avec l'Altaï s'est avéré impossible. Il a fallu chercher d'autres sources. Et sans Christine Garnier, à la coopération internationale de la région de Franche-Comté, le livre tombait dans les oubliettes. Ce n'est pas l'éditeur qui se serait démonté pour chercher à le financer. Mais Christine est têtue, merveilleuse Christine. La voilà qui nous embarque à Irkoutsk où se tient un forum sur le tourisme franco-russe. L'Ambassadeur de France en Russie est annoncé. La rencontre est vitale pour les "Carnets de Sibérie". L'éditeur a tiré pour l'évènement quatre exemplaires du livre en format numérique. C'est bien, il joue le jeu. Après Irkoutsk, la délégation de Franche-Comté va se rendre à Barnaoul où il paraît qu'un premier tirage des "Carnets de Sibérie" en version russe sera réalisé. Ils ont mis une semaine et demie pour faire la mise en page et l'imprimer. 

 

 

Avec une délégation Franc-Comtoise, me voici donc arrivé à Irkoutsk pour deux jours. Une journée libre pour visiter la ville, et une journée de forum sur le tourisme français et russe. Bonne surprise, on a placé notre intervention dans les premières du forum. On présente la coopération avec la région du kraï de l'Altaï, et une grande place est donnée aux "Carnets de Sibérie". On a en effet avec ce projet de résidence, puis de livre, une expérience unique de coopération, car jamais en Russie se sont trouvés mêlés le monde économique habituel au monde de la coopération, et le monde de l'humain, de la connaissance de l'autre, de la culture. D'ailleurs la suite du forum sera une suite d'exposés très techniques où le non initié aura parfois du mal à entrer.

 

Le soir  nous sommes invités pour un diner de gala organisé par la région d'Irkoutsk et son gouverneur. L'Ambassadeur est là avec sa femme, charmante d'ailleurs, le conseiller culturel de l'ambassade et l'attachée culturelle qui a eu la charge de traiter notre dossier de demande de subvention. Nous remarquons cependant que le Gouverneur d'Irkoutsk n'est pas présent. Il a envoyé un second couteau, conséquence probable des tensions en Ukraine...

 

Mais voilà, le tourisme, la culture, ça sert à ça. Ca sert à poursuivre les relations quand les tensions politiques sont à la limite de la rupture. A ce propos, dans son discours inaugural du forum, l'Ambassadeur, à la fin de son intervention, a parlé d'un plan d'apaisement du conflit, indiquant que ni la France, ni la Russie, n'avaient intérêt que ce conflit se poursuive. N'a-t-il pas raison ? Et comment se fait-il que notre Président n'exprime pas des choses semblables ?

 

Mais revenons à notre diner gala. Le chef du tourisme de l'oblast d'Irkoutsk, selon la tradition russe, propose à l'un ou à l'autre de porter un toast. J'aime cette tradition. L'Ambassadeur a droit au premier toast bien sûr. Mais très rapidement arrive mon tour. Je suis assez surpris, je ne m'attendais pas à tant d'honneur. Je pense que je m'en tire pas trop mal. C'est certainement la seule improvisation dont je sois capable. Mes amis musiciens ne vont pas me contredire !

 

Pendant le repas, deux groupes musicaux interviennent en alternance. L'un est un groupe folklorique russe, deux hommes, deux femmes, qui chantent très joliment sur une bande son. Il semble que ce soit la nouvelle tendance du folklore russe. On abandonne les instruments et les musiciens et on privilégie les voix et les chanteurs. Je préférais quand les instruments étaient là. Mais ces voix folkloriques sont si bien travaillées, et leurs interprètes savent tellement bien sourire et danser, qu'on leur pardonne le mauvais goût de cette soupe musicale agitée de boites à rythmes qui les accompagne. L'autre groupe est essentiellement masculin. En habit de cosaques ils interprètent un répertoire que je ne connais pas. Les voix sont aussi de très bonne qualité, puissantes et justes, viriles à en faire pâmer Christine qui a l'habitude de dire que les administrations manquent de "vrais hommes"... Les toasts se poursuivent, là aussi parfois le courage manque... car c'est quoi un vrai homme sinon un homme courageux ? - Non ?

 

Le repas est bien sûr excellent. J'ai le plaisir de manger pour la première fois du Omoul fumé. L'Omoul étant un poisson endémique du Baïkal. Je soupçonne que le plat principal pourrait être de l'ours. Mais non, le garçon me dit que ce n'est que du boeuf. Mais un joli morceau...

 

Au début du repas, le garçon vous demande si vous voulez du vin ou de la vodka. Cela va déterminer votre repas. Apparemment on n'imagine pas passer de l'un à l'autre. Comme j'ai choisi la vodka, après quelques minutes le garçon vient me demander s'il peut retirer le verre inutile, celui du vin. La vodka qu'on nous sert est une spécialité du coin. Je connais la vodka Baïkal à l'eau du lac. Mais je ne connaissais pas cette version parfumée aux pignons de cèdre et au miel. Elle est délicieuse. Je ne regretterai pas le vin.

 

A côté de moi s'est assis le Directeur de l'alliance française d'Irkoutsk, Yoan, un grand jeune homme fort sympathique. Grâce à lui et à Armelle Groppo, sa voisine, le repas va être assez animé. A un moment, la chanteuse du premier groupe vient m'inviter pour une danse folklorique. J'accepte et ouvre la danse. D'autres seront invités ensuite mais encore une fois on m'a fait l'honneur de la primeur. Etait-ce le hasard ou une consigne ? L'oblast d'Irkoutsk aimerait-il les artistes ? Il faut dire qu'un autre écrivain, Sylvain Tesson, avec son livre "Dans les forêts de Sibérie" a et n'a pas fini d'être un fabuleux ambassadeur du lac Baïkal auprès du public français. Avec la masse de tourisme que son livre risque d'attirer, on pourrait comprendre l' estime de l'administration d'Irkoutsk pour notre profession !

 

Enfin le repas se termine et Monsieur l'Ambassadeur et son équipe se sont déjà levés. C'est le moment de lui remettre en main propre l'exemplaire qu'Alain, l'éditeur des "Carnets de Sibérie", a pris avec lui. Toute la délégation de Franche-Comté rejoint celle de l'ambassade. Le livre est remis à l'Ambassadeur en personne qui le feuillette avec intérêt et nous témoigne son enthousiasme ! Il propose alors à son Conseiller Culturel de préparer une inauguration du livre et même, une exposition des photographies à l'ambassade ! Une idée qui ravit tout le monde, en tout cas dans notre délégation, et surtout Christine qui s'est tellement battu pour ce projet. Les personnes qui osent des initiatives novatrices sont si mal traitées en ce moment dans les administrations que ça fait plaisir quand un homme de qualité leur rend hommage. On imagine que l'artiste, lui-aussi, est très heureux. Mais, dans ce moment, j'ai bien saisi que ce n'étaient pas des arguments esthétiques qui étaient en train de se jouer. Tant pis. Ce qui compte peut-être, c'est que l'art puisse garder une place utile dans le jeu du pouvoir. C'est grâce à cela qu'il a été si florissant dans la période classique. Dans le cadre de l'économie contemporaine, on pourrait avec raison craindre pour lui. Alors soit. Dans ces moments de crise ukrainienne, un projet de coopération, qui en outre tend la main à l'amitié franco-russe, cela a son prix. Nous sommes au cœur du jeu des symboles. Celui qui ne comprend pas cela est un idiot. Et Monsieur Jean-Maurice Ripper est loin d'être un idiot. Il vient de nous dire que l'essentiel de son temps, dans les semaines passées, a été pris dans les négociations en Ukraine. Revenir dans le milieu paisible de la coopération franco-russe, des échanges culturels, c'est une façon de retrouver un peu d'optimisme, c'est entretenir le fil sacré de la paix. Oui, c'est bien cela qui se tisse autour des "Carnets de Sibérie" et je m'en réjouis...

 

L'équipe diplomatique a quitté la salle pour rejoindre ses quartiers privés. Tout le monde s'est levé à sa suite. La soirée est terminée.

Christine est vite allée se coucher, exténuée. Elle vient de subir une opération chirurgicale importante et elle a dû beaucoup prendre sur elle pour organiser cette délégation et accélérer la finition de mon livre. Je lui rend hommage et à notre élu aussi, Joseph Pernin, qui fait cet effort de nous accompagner en délégation pour la deuxième année et sans la présence duquel notre venue aurait été probablement annulée. Chaque détail compte, tout est fragile. Même cette coopération, nommée au matin comme exemplaire par l'Ambassadeur, a été considérée comme non rentable par un audit sollicité par la haute administration régionale, hostile à cette coopération avec la Russie. Visées à court terme. Moi, je défends que nous avons besoin de ces coopérations, qu'elles sont le gage de la paix de demain. Surtout dans une période où l'Otan aimerait bien ressusciter la guerre froide...

 

Ce séjour à Irkoutsk a été aussi l'occasion de petites promenades dans la ville. Une ville très agréable. Irkoutsk est la première ville russe que je visite et qui témoigne un intérêt pour son patrimoine, et notamment pour ses maisons en bois qu'elle a décidé de protéger contre la prédation des promoteurs. Beaucoup d'arbres aussi, d'espaces verts. Des rues piétonnes bordées de maisons de marchands des XVIII et XIXème siècles. Une atmosphère très plaisante pour le promeneur. En voici quelques images :

 

 

   

Pour ce qui est du lac Baïkal, les délégations s'y sont rendues aujourd'hui. Pendant que je vole à travers l'Asie et l'Europe... J'aurais tant aimé voir cette perle de notre planète... Ce sera pour une autre fois...

 

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Dimanche 5 octobre, Krasnogorskaïa

 

Cela faisait bien longtemps que je souhaitais aller visiter ceux que j'ai appelé les Koumandintsy, et que l'on appelle aussi, en francisant leur nom, les Coumandines. Il s'agit d'un peuple autochtone de l'Altaï du nord, et on en trouve encore aujourd'hui une population de quelques milliers dans le Kraï de l'Altaï.

 

Il fallait donc trouver une occasion. Celle-ci m'a été offerte d'une part parce que je devais passer à Barnaoul pour travailler sur l'édition russe des "Carnets de Sibérie", d'autre part parce que Valentine Grosjean, professeur de russe en France et qui utilise son temps libre de retraitée pour promouvoir la langue française en Russie, pouvait m'accompagner et me tenir lieu d'interprète. Enfin, un de ses amis russes, Sacha, lui avait proposé de nous accompagner à Krasnogorsk, la ville où vivent quelque 300 Coumandines. Cette ville se trouve à 100 km de Biisk. Avec Valentine nous avons donc pris le bus ensemble de Barnaoul à Biisk et là, après une intervention pour l'institut des langues de Biisk, nous partions à Krasnogorsk avec Sacha et Dmitri qui nous avait organisé le rendez-vous avec les Coumandines. Je remercie donc Valentine, son ami Sacha et mon ami Dmitri, sans qui ce voyage n'aurait pu avoir lieu.

 

Les Coumandines est ce peuple qui, lorsque les Cosaques sont arrivés dans cette région de Sibérie, au pied de l'Altaï, ont accepté la protection de la Russie qui était moins lourde que celle que leur imposait les Djoungars. Les Djoungars étaient des cavaliers guerriers originaires du nord de la Chine et qui imposaient aux régions qu'ils dominaient un lourd tribut. Certains Coumandines avaient cherché à se dissimuler dans les montagnes de l'Altaï pour éviter les hordes djoungares, mais d'autres, qui habitaient le long des rivières, comme la Bia, devaient cèder aux recels des impitoyables Mongolo-Chinois. A partir de là Russes et Djoungars allaient se combattrent pendant plus d'un siècle, et une longue série d'attaques-contre attaques a suivi. Les Cosaques construisaient des forts près des villes, pour s'opposer à l'avancée des cavaliers. Dans la région où j'étais, près de Biisk, ils avaient construit un fort à la position très stratégique. Il se trouvait à l'estuaire de la Katoune et de la Bia, les deux rivières principales, l'une venant du sud, l'autre de l'est. Cela a longtemps permis aux Cosaques, à la croisée de ces deux couloirs de communication, de contrôler toute la région.

 

Ceci dit, cela ne s'est pas fait sans mal. Les fortins russes ont été plusieurs fois brûlés par les Djoungars. J'ai noté quelque part que les Djoungars achetaient leurs fusils à la Suisse... pas des amateurs en somme... 

 

On ne m'a jamais présenté les Coumandines comme un peuple de guerriers. Cependant certains d'entre eux affirment qu'ils descendent des Scythes, ces élégants guerriers nomades qui ont vécu entre le 5ème et le 3ème siècle avant Jésus-Christ. D'autres affirment qu'ils descendent aussi des Huns qui étaient, eux-aussi, de farouches guerriers. Alors, guerriers ou pas, allez savoir...

 

Par l'intermédiaire de mon ami Dmitri Eroshkine, conseiller scientifique du musée de Biisk, nous avons pu organiser une rencontre ce week-end avec les descendants de ce peuple de langue turque, vivant en terre russe depuis le XVIIème siècle.

 

Je pensais qu'on arriverait dans un village sur les bords de la Bia. Or, en route, dans la voiture d'un ami de Valentine Grosjean, mon ancien professeur de russe qui allait m'aporter son talent d'interprète, je me suis vite aperçu que notre itinéraire quittait l'axe de la Bia (à l'Est depuis Biisk) et descendait vers le sud sur la Tchouisti Track, la route qui mène en Mongolie puis en Chine. Nous avons passé Strotsky, le village de Choukchine (écrivain, acteur, réalisateur très connu des Russes) et, à une vingtaine de kilomètres au sud, nous avons pris à gauche pour nous enfoncer dans les montagnes.

 

Il faisait un dernier brin de soleil, la météo n'anonçait rien de bon. Je retrouvais un paysage que j'avais traversé il y a deux ans vers SolonietskoÏe, ou Tchariskoïe (voir Carnets de Sibérie). Il s'agit des premiers contreforts de l'Altaï. L'oeil plonge dans un vaste panorama de hautes collines qui s'élèvent de plus en plus. On y cultive des céréales, ce fameux blé biologique dont on ne se soucie même pas de demander le label. Simplement on n'a pas envie de dépenser de l'argent en divers pesticides et la terre noire, très riche, ne demande pas d'engrais. Résultat, les récoltes ne sont pas mirifiques question quantité, mais en revanche la qualité est au rendez-vous.

 

Le temps vire au gris, le soleil disparaît et, au bout d'une demie heure nous arrivons dans une agglomération semée d'isbas russes, en bois peint. Ici on n'a pas opté pour le mur mitoyen. Les isbas sont séparées par des petits jardins parfois entourés de barrières. Au centre de cette bourgade de 6000 habitants, l'espace entre les batiments fait toujours penser que nous sommes au centre d'un hameau. Nous nous arrêtons près d'un batiment en brique d'un étage, un hôtel... Des femmes nous rejoingnent dont l'une est en habit traditionnel. Elles ont des yeux un peu allongés mais les pommettes hautes comme les Russes. Voici Aïcha, Natalia et une troisième dont je n'ai malheureusement pas noté le nom et qui fera office de photographe. Nous allons à l'hôtel déposer nos bagages. Nous c'est Valentine, son ami Sacha qui nous a conduit ici, Dmitri et moi. Valentine prend une chambre luxe avec douche et wc pour 12 euros. Dmitri et moi une chambre simple à 7 euros cinquante. L'hôtel est très rudimentaire, tout droit sorti de l'époque soviétique. Mais bon, dans ce bourg perdu dans la montagne, nous sommes déjà bien contents qu'il y en ait un !

 

 

Nos bagages déposés, nous allons marcher pour découvrir le centre de la ville, la place centrale avec son parc à la mémoire des soldats morts pendant la deuxième guerre mondiale. Natalia me raconte que les pertes ont été lourdes dans le village, mais aussi dans sa famille où, sur 17 partis, 8 seulement sont revenus...

Nous finissons par arriver au centre culturel de la ville. Des travaux dehors et dedans. On rénove. Bientôt nous sommes dans la petite salle de spectacles, semblable à des centaines d'autres où nous allons avoir droit à quelques tours de chants et de danse. Peu à peu je vais comprendre que l'activité de l'association des Coumandines est assez récentes et que tous ces spectacles en sont à leurs débuts, organisés autour de quelques familles. Ces activités s'organisent autour de grands objectifs de la Russie d'aujourd'hui qui visent à reconnaître l'existense de ses minorités en attribuant quelques subventions et en organisant des festivals où les peuples présentent leur folklore sous la forme de spectacles pour adolescents et adultes. C'est dans ce cadre que l'organisation des Coumandines a pu acquérir des locaux pour installer l'association, - locaux que nous découvrirons un peu plus tard.

 

En fait, je m'aperçois qu'on m'a préparé un "programme". Ce n'est pas ce que j'espérais, mais en même temps c'est comme ça qu'eux envisagent les choses. En fait, on leur a expliqué qu'il fallait accueillir le touriste de cette façon. Et ils me traiteront comme un touriste. Pas totalement ? En fait ils ne savent pas trop... C'est nouveau tout ça. Après des années d'indifférence, et même des périodes assez pénibles dans les années trente, quarante, où certains d'entre eux ont été traités de "Koulaks", c'est à dire de riches à qui il fallait donc, par ordre national, confisquer tous les biens, voire déporter - bref après des années d'indifférence on se met soudain à s'intéresser à eux, on leur laisse envisager la possibilité de changer leur statut en économie... Ils en sont tout surpris...

 

Alors ils ont reçu, en guise de touristes, des chercheurs de différentes origines. Comme cette équipe de philologues turques qui sont venus enregistrer des vieux parlant le coumandine et se sont étonnés de trouver ici une langue si semblable à la leur. La Turquie découvre ses origines qu'elle avait jusqu'alors recouvertes de tabous religieux. Comment les musulmans de l'empire du croissant pouvaient devoir leur langue à des infidèles du fin fond de la Sibérie !? C'était impensable ! J'ai des amis turques qui m'ont dit avoir toujours tenu sous le secret le fait qu'ils descendaient de peuples "mongols" comme ils disaient.

 

Donc il y a maintenant des gens qui s'intéressent à eux et qui leur ont laissé penser qu'ils étaient intéressants... Voire même qu'ils pourraient créer des activités lucratives autour de leur identité. Alors ils se sont mis à travailler sur la valorisation de ce qu'ils sont. Du coup, quelle différence il peut y avoir pour eux entre un bus de touristes, une délégation d'universitaires ou un artiste électron-libre qui débarque là avec un historien et une prof de russe ? Aucune. On propose un programme et on négocie un prix sur des bases un peu incertaines, au petit bonheur...

 

 

Après, il reste à écouter leur narration. Il y a les traditions que leurs ancêtres leur ont transmis, il y a aussi des traditions que les historiens leur ont appris. Car évidemment on n'a pas cessé de vouloir intégrer ces populations, d'effacer leurs différences. On a surtout fait cesser l'économie traditionnelle qui était le ciment de leurs traditions. Alors beaucoup de choses ont été oubliées... Les maisons coumandines ont disparu, leurs aïls (yourtes en bois) leurs Tchadirs (tipi en bois) et même les grandes maisons en bois, différentes des maisons russes, avec un étage, un toit pentu, ont disparu aussi. On en trouve quelques photos dans les musées... "Vous avez deux siècles de retards" me diront ces femmes quand je leur demanderai s'il reste encore des constructions coumandines au village...

 

 

Il leur reste néanmoins leur langue. Pour combien de temps ? Seuls les vieux la parlent encore. Alors l'association Rodina ("patrie" dans le sens de la patrie coumandine) donne aux jeunes des cours de langue turke. On nous dit que l'Unesco a donné une date anniversaire, le 21 février, pour la fête mondiale de la langue maternelle. Cela leur donne des occasions d'organiser des manifestations et d'attirer l'attention sur la sauvegarde de leur langue. Une déléguée de l'Unesco est d'ailleurs venue les trouver et leur a donné l'exemple d'une minorité du nord de l'Italie qui organise des journées pour la sauvegarde de leur langue menacée de disparition. 

 

Après les spectacles, nous sommes partis en taxi (un local qui a mis à contribution sa Jiguli) au centre de l'association Rodina. Ici quelques pièces, dont une cuisine, un petit musée salle à manger, et une petite salle de spectacle. Je vais enregistrer Natalia qui va nous parler de ses souvenirs personnels, la pipe de sa grand-mère, leur maison aux pièces hautes, ce qu'ils faisaient ou ne faisaient pas...

 

Le lendemain nous sommes retournés dans le centre de l'association. Il y avait d'autres femmes, toutes en costume traditionnel. Les plus âgées nous ont dit quelques mots en langue turke. Il y a eu d'autres chants, en russe et en coumandine.

 

 

 

 Le clou de la journée a été le repas. Depuis le matin cuisait dans le jardin une marmite sur un feu de bois. C'est le plat national des Coumandines, le Toutpatch. Il s'agit en fait d'un repas de mariage. On y trouve de l'agneau et des sortes de pâtes un peu massives, faites à base de farine et d'oeufs. Cela cuit longtemps avec de l'eau, dans une marmite sur le feu. Trait curieux : on n'ajoute aucune épice. Il y a chez les Coumandines un rapport particulier à la viande. Celle-ci doit être pure, saine. C'est pourquoi dans ce plat on n'ajoute rien que l'eau et ces pâtes qui vont cuire avec.

A propos de mariage, les femmes nous ont raconté aussi qu'on amenait dans une sorte de tente, tenue par 7 branches, la mariée. Ses amies, dans cette tente qui a pour nom "chalach" vont changer la coiffure de la mariée. Dès lors et pour toujours elle aura une natte double, alors qu'avant elle devait porter une natte simple. Voici donc le Toutplatch devant moi, dans une assiette en plastique. Ca gâche un peu... A côté une sorte de boudin d'agneau et des tripes très bonnes, qui ressemblent d'ailleurs beaucoup aux nôtres, qu'elles soient du Val d'Ajol, où à la mode de Caen ou encore bretonnes.

 

    

 

J'aurais aimé visiter leurs maisons. Mais ils ont refusé. Je pense qu'ils n'avaient pas envie de me faire entrer dans la trivialité de leur vie... A moins qu'ils ne vivent dans quelque château merveilleux... Mais la probabilité est faible... Puisque donc je voulais voir des maisons, je suis allé me faire une petite promenade avec Dmitri. Il faisait un vent froid, le ciel était gris et quelques gouttes s'en échappèrent. J'ai croisé un très joli cheval que j'ai photographié à côté de sa maison. L'animal semblait prêt à me suivre. Comme j'aurais aimer partir avec lui. Au moins lui semblait parler du passé au présent....

 

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