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On les a vus ou entrevus ces recoins de la ville, - dans les rues, les places, les squares. Le jour, la nuit, à toutes les saisons. On y a vu la neige, les premières herbes du printemps, la rouille d'automne, la pluie tomber, le soleil briller.

On les a vus ou pas, on les a oubliés. Un moment de mélancolie ou d'errance les a parfois rendus à notre attention avec une vivacité, une fulgurance étonnante ! Nous nous sommes mis alors à leur suspecter une vie, presque une âme !

Mais cette âme a bientôt disparu sous le voile de notre distraction...

Sans nous ils ne sont rien. Certes ils ont eu un père, un jour. Mais, génie ou modeste artisan, son nom a disparu dans le temps, les laissant comme des orphelins abandonnés sur la place publique.

Ils vivent en nous. Ils somnolent dans un coin négligé de mémoire. Et pourtant combien nous sont-ils familiers ! Serions-nous aveugles ? A tel point que, lorsque nous sommes partis un peu longtemps, la première chose qui nous étonne est de les retrouver à leur place, inchangés, dans cette présence calme et majestueuse...

 C'est comme s'ils étaient deux, doubles. Ils sont là, sur cette place, au bord de cette rue, dans le fond d'un square, mais ils sont aussi en nous, brodés sur le tissus de notre propre histoire. Là ils vivent. Tout seuls, presque autonomes.

Où sont-ils allés cherché ce double ? Au plus lointain de notre inconscient ? A moins que cela ne soit dans l'épaisseur de notre culture, dans ces intertextes, ces interimages, qui font que le sens circule entre un mot et un autre, entre une image et une autre, et que ces mots, ces images, se mettent à engendrer de nouveaux textes, de nouvelles représentations. Entre ces lieux devant lesquels nous passons chaque jour et le décor des peintres, des écrivains, des cinéastes, des rappels s'opèrent, des combinaisons nouvelles s'insinuent.

Et le double naît soudain, en un instant, un flash, - une scène se constitue, une présence s'introduit : nous voici baîgnant parmi les visions de tous les siècles, de toutes les cultures : d'une scène biblique à une production de Cinecitta,  d'une toile de Rubens, de Rembrandt, de Gustave Moreau à un chapitre de roman contemporain. C'est comme si, de l'histoire, s'érigeait l'intemporel, l'universel, - et le nu s'impose soudain, en ce qu'il s'arrache à tout référent historique, à tout repère d'us ou de coutume.

Enfin il y a la nuit. La nuit qui permet à nos consciences d'exercer leurs lumières propres, de faire disparaître ce qui nous gène, la confusion du jour, les distorsions, les accidents, les disparités, les inégalités, les ségrégations.

Nus, nuit et parti-pris chromatique, - le noir-et-blanc. Dans une ville détournée par l'innocence, séduite, déshabillée, enlevée. Enlevée par sa propre histoire, par ses propres oeuvres, par ses pierres, ses buissons, ses sculptures. Une ville écartelée, ouverte, pourfendue par un rêve qui se met à croître en elle comme un pied de mandragore.

Scènes intimes, scènes secrètes, scènes où l'artifice, comme sur un plateau de théâtre ou de cinéma, se met à exprimer un bracelet de réalités surnaturelles. Scènes où quelque dieu païen s'en va courant comme un beau diable, - Hermes ? Dionysos ? Orphée ? Qu'importe. Il a soufflé sur la ville et je l'ai suivi. Il a fait taire la confusion du jour et m'a fait pénétrer dans le secret de la nuit, dans le jardin silencieux de la ville, dans le double irréel des espaces que nous croyions pourtant connaître.

C'est la ville et ses espaces qui se sont mis à inventer des corps nus, bruts, purs comme des statues. Elfes ou fée, ou tout ce que l'on voudra, l'essentiel étant que leur peau s'unisse à la pierre, aux feuilles, à l'écorce, à tous ces fragments silencieux pour nous offrir une vision soudaine, un rêve éveillé, ou quelque sourire étonné avec, sur les lèvres, une question : "Comment cela a-t-il été possible !"

(Clichés noirs-et-blancs, négatifs 6x9. Tirages originaux signés et réalisés par Michel Bévalot 100x80 cm contrecollés sur plexiglas 120x100 cm. Une autre série de tirages a été réalisée pour le Musée de Pontarlier qui a acquis et conserve ce portfolio. Tirages 45x60 cm par Michel Bévalot)