Lundi 15 octobre 2012, Kamen na Obi.

 

 

 

Et voici que commençait une expérience. C’était hier, et je travaille sur ce concept depuis le début de mon séjour.

 

Jusqu’à maintenant, ce que j’ai fait avec Valery c’est du tourisme assisté par une agence de voyage. Valery et Tatiana me proposaient, je faisais le tri, refusant certaines propositions, acceptant la majorité, et on y allait. Cette forme de tourisme a son intérêt ici. Même si, dans mes habitudes de voyageur à la démerde, j’y étais au début réfractaire. Je reconnais avoir vécu dans ce contexte de merveilleux moments.

 

Mais y a-t-il une possibilité de voyager seul en Russie, et, en ce qui nous concerne, en Altaï ? Oui, bien sûr, il n’y a qu’à consulter le blog que j’indiquais au début de ces Carnets : un homme qui est passé ici avec sa fille et son 4x4 après être parti depuis Toulouse…Mais est-ce qu’il est nécessaire de traverser autant de pays, de consommer autant de carburant, de prendre autant de temps, de passer l’essentiel de ses vacances à conduire ? Sur des routes qui, parfois, vont malmener considérablement votre colonne vertébrale ?

 

Mon idée était donc de choisir une option d’autonomie, dans un contexte où je n’aurais pas 3 mois de vacances pour traverser l’Europe. Donc, j’arrive par avion à Barnaoul, je loue une voiture et je me débrouille. Cependant, en découvrant le fonctionnement de ces agences russes, leur adaptabilité, et, il faut le mentionner, leur intelligence, je crois qu’on peut très bien faire un composé mixte : être à la fois indépendant et conseillé.  

 

La location de voitures, dans la région d’Altaï, est encore embryonnaire. Mais elle existe. A preuve, la Nissan grise que je vois à travers la fenêtre. Néanmoins ce n’est pas si simple. J’ai vu Fiodor travailler sur la traduction de mon permis et remplir ce long formulaire afin que mon permis de conduire soit lisisible pour la police russe, et je sais que la location de voiture n’a pas été de toute simplicité. A preuve : ils n’ont pas réussi à trouver la Volga que j’avais demandée !…

 

Donc, pourquoi ne pas s’adresser à ces agences pour vous aider à préparer votre voyage ? Ils sont capables, je pense, d’aller vous chercher à l’aéroport, ce qui vous évitera un premier coup de panique si vous n’avez pas eu le temps d’apprendre le cyrillique. J'ai conseillé à Valery et Tatiana de créer une formule dans ce sens : accueil à Barnaoul et préparatifs d'un voyage autonome.

 

Ceci dit, il ne serait pas raisonnable de venir en vacances ici sans, au moins, pouvoir lire l’alphabet cyrillique. Ce n’est pas très difficile. Il suffit de trouver des tables sur internet, cyrillique/roman, et d’intégrer cette trentaine de signes. Ce n’est vraiment pas la mer à boire et ça vous rendra lisibles les panneaux de signalisation ! Un minimum non ?

 

Mon idée fixe depuis le début du séjour était de réussir à monter une semaine complète de vacances autonomes, sans avoir à me reposer sur la logistique de l’agence Okhota. Par une certaine forme de couardise, peut-être, ou pour d’autres raisons obscures, d’ailleurs certainement les meilleures raisons du monde, j’en suis venu à me dire qu’il serait mieux de partir à deux. Moi et un interprète.

 

Et la personne à qui j’ai immédiatement pensé, - parce qu’elle n’allait pas considérer cela comme un « travail », une corvée - c’était Lena. Très tôt je lui ai donc demandé si cette idée de venir avec moi pour une semaine de « pseudo » vacances l’intéresserait et, après avoir demandé à son employeur, elle me dit qu’elle était d’accord et lui aussi !

 

Il fallait maintenant réussir à convaincre Valery qui, au début, veillait sur moi comme une mère Russe (on dit en Français « comme une mère juive », mais je vous garantis que c’est un parfait synonyme !-)), de me laisser partir sans lui… Ce n’était pas gagné.

 

A force d'arguments ils ont fini par accepter. Avec appréhension d’ailleurs, il n’est qu’à regarder comment, hier, ils ont repris plusieurs fois le parcours complet, comme s’ils avaient peur qu’on se perde, qu’on disparaisse dans je ne sais quel no man’s land maléfique !… Cependant, j’ai senti immédiatement que la personnalité de Lena les rassurait. Sa voix grave, son humour qui montre qu’elle a l’intelligence des situations, des relations sociales, et son petit air décontracté, à peine nonchalant, leur ont plu.

 

Dans l’après-midi, je vois l’horloge tourner. Je me demande pourquoi on ne part pas. Et puis, je comprends qu’on attendait le loueur de voiture quand celui-ci a débarqué dans le bureau, et je comprends qu’on attendait que Fiodor ait fini de s’occuper de mon permis quand je le verrai arriver avec une pochette de documents dans les mains, où, entouré de quelques sceaux et cachets officiels, se trouvait la traduction intégrale de mon permis. Alors, cette fois, tout était prêt. Nous sommes allés tester la voiture, une boite automatique que j’allais essayer pour la première fois. Un petit tour a rassuré Valery sur ma capacité à conduire, et puis nous avons chargé nos affaires…

 

Valery et Tatiana avaient proposé de nous mettre sur la direction. Ils habitent sur la route de Kamen na Obi, notre première destination. Il était presque six heures. Après une vingtaine de minutes de route à travers les banlieues de Barnaoul, on s’est arrêté à une station. Valery, malgré la liasse de cinq centimètres de billets qu’il nous avait remis pour la semaine, a payé notre plein. Et puis nous sommes allés tout droit, quand, un kilomètre plus loin, nous avons vu la Ford du couple tourner à droite derrière nous…  

 

 

Nous étions seuls sur la route. Heureux. La route, d’ailleurs, en bonne Sibérienne, nous a témoigné sa bienvenue en nous offrant des vues splendides ! Le soleil se couchait. Très lentement. Tellement les rayons sont obliques, en Sibérie, il semble que le soleil commence à se coucher au milieu de l’après-midi. La lumière vire peu à peu à l’or, les ombres s’agrandissent. Les reliefs s’amplifient et les couleurs saturent sur les façades éclairées de plein fouet. Cette spécificité a ravi mes yeux de photographe pendant tout mon séjour !

 

 

Nous nous arrêtons plusieurs fois au bord de la route pour prendre des photos. Nous ne sommes pas pressés, la route est belle, l’aventure est devant nous… Quelques fois nous nous demandons si nous sommes sur la bonne route. Car les panneaux indicateurs sont assez rares. En même temps, les routes importantes sont peu nombreuses. Ce qui fait que, quand vous êtes sur une route goudronnée et relativement large, vous savez que vous êtes sur l’axe principal. On indique plutôt les changements de direction. Alors, si vous voulez savoir où vous êtes, vous lisez le village que les panneaux indiquent aux bifurcations, et vous essayez de le trouver sur la carte…  

 

 

 

Cahin, caha, la route, bonne au début, s’abîme à mesure que l’on s’éloigne de la capitale. Nous dérivons dans le calme d’un océan de bonheur. Vers 20 heures 30 nous arrivons à Kamen na Obi. Lena est allée demander dans un magasin au bord de la route comment se rendre à l’hôtel que Valery et Tatiana ont réservés. La ville de 20 000 habitants ressemble, la nuit, à un gros village. Les réverbères sont peu nombreux. Un rond point, un feu rouge. Nous passons bientôt, le long de la rue Pouchkine, devant la Mairie et puis, juste un peu plus loin, l’hôtel « de l’Ob »…

 

Les portes franchies nous nous retrouvons dans un pur produit de l’ère soviétique. Le carrelage composite, les doubles plafonds en plaques de Novopan brillantes, les escaliers en béton incrusté d'éclats de pierres de couleur, les teintes marron, les gros radiateurs empilés sur le premier palier de l’escalier… Comment décrire un style qui, au premier regard, est une évidence : le style soviétique des années 70. Un régal ! Quant à la chambre, elle ne dépareille pas avec le reste : une petite suite avec, dans la chambre, un grand lit à côté d’une coiffeuse et, dans la partie salon, un canapé et deux fauteuils… Les housses des fauteuils, le couvre-lit couleur panthère, les tapisseries surchargées de motifs géométriques aux tons chauds, c'est les années soixante-dix puissance dix !  

 

 

 

 

Mais il faut, comme toujours, revenir au concret : nous n’avons pas mangé. A l’hôtel on nous dit qu’il n’y a pas de restaurant, ni dans l’hôtel, ni dans le centre ville. Le seul des environs se trouve à l’extérieur de la ville. Alors : ou on prend la voiture, avec un risque important de se perdre, ou on appelle un taxi.

 

On a appelé un taxi. Un jeune homme est arrivé avec une Volga un peu patibulaire, aux articulations abîmées et au moteur bruyant. Mais une Volga reste une Volga, et moi j’adore les Volga ! C’est un peu comme le style de l’hôtel. C’est un charme indescriptible, entre Bilal et Kusturica. Nous sommes en pleine fiction ! Charme aussi de ces rues sombres, percées parfois d’un réverbère qui a l’air d’une apparition. Les rues sont habillées d’un asphalte déglingué, - USSR punk realistik ! Lena, avec sa modestie habituelle, s’est mise devant, à côté du chauffeur. Il convient de constater que ce n’est pas trop commode...

 

La voiture va se garer devant un bâtiment tout en longueur, qui ressemble plus à une usine qu’à un restaurant. Le chauffeur nous demande 60 couronnes, c’est-à-dire environ un euro cinquante, c’est-à-dire deux fois moins cher qu’un café à Moscou... Quand nous sortons de la voiture il nous dit « Au revoir ! » Je lui souris, amusé, et lui réponds « Dosvidania ! ». Ce qui l’amuse à son tour ! Je crois qu’il parle autant de mots français que moi de mots russes !

 

Dans le bâtiment, une marâtre aux cheveux décolorés nous reçoit à côté de son vestiaire. Lena lui confie sa veste, moi je garde mon blouson. Puis Léna me dit qu’on peut rester en bas pour manger, ou monter à l’étage. Mais, pour l’étage, il faut donner 100 couronnes par personnes pour entrer ! Jamais entendu un deal pareil, Lena non plus d’ailleurs. Presque deux fois le prix d’un taxi juste pour entrer dans un restaurant ! Quelle aberration ! Nous choisissons de rester au rez-de-chaussée. Là nous découvrons deux grands billards russes, puis, sur notre droite, trois pistes de bowling. Voilà pourquoi le style du bâtiment était peu attrayant. Mais l’intérieur est bien aussi fascinant que l’hôtel, que la Volga du taximan… Les automates du bowling par exemple, qu’on croirait sortis d’un James Bond des années 70 !

 

 

Bref, je m’aperçois que nous sommes dans un tout autre décor que celui qu’on avait pris l’habitude de fréquenter avec Valery. C’est une Russie que j’aime aussi, avec sa forte odeur de XXème siècle, avec cet imaginaire qu’elle traîne, avec ses joies mais aussi avec ses drames… Quel foutu siècle… Avec tant de violence mais aussi avec tant de génie… En fait, quand on est en Russie, on ne peut pas ne pas songer à tout ce que ce XXème siècle a fait de monstrueux, avec ses régimes impitoyables, ses envois au goulag, ses procès trafiqués aux finalités paranoïaques et mégalomanes, ses guerres qui ont fait des millions de morts, qu’elles soient chaudes ou froides… Mais aussi avec tout son génie, son idéalisme, ses utopies. Ici cette tentative d’emploi pour tous, ces écoles magnifiques, les meilleures du monde, une approche sociale de la société, la collectivisation de certains services comme le chauffage, l’énergie, le transport… Oui, ce XXème siècle, génial et monstrueux, est comme résumé dans ce mobilier des années 70 soviétiques…

 

Quant à la Sibérie, elle n’a pas été que la terre du Goulag. Souvent, dans les villages de montagnes, on m’a dit « vous voyez, Philippe, à l’époque soviétique il y avait ici une grosse ferme qui employait beaucoup de fermiers. Ils avaient un bon niveau de vie, une voiture, des magnétoscopes, télévisions, ce qui, dans ces campagnes, était un luxe. Mais aujourd’hui la ferme est en ruine et les paysans ont plus de mal pour vivre qu’avant…. » Et puis j’écoute de temps en temps Lena parler de ses parents, de sa mère bibliothécaire et ses passions : le cinéma, la littérature musicale. Il y avait donc aussi tous ces gens qui vivaient de leur passion : des peintres, des musiciens, des poètes, et qui n’avaient pas à se soucier de comment ils allaient passer l’hiver car ils vivaient dans des appartements, pas très grands, certes, mais chauffés et dont on ne songeait pas à vous exclure si vous ne payiez pas le loyer. Car les loyers étaient faits pour que chacun puisse les payer… Aujourd’hui, ici comme en Europe, vous avez la peur au ventre. Il faut se défoncer dans un travail pas toujours intéressant, mais toujours exigeant, envahissant. Et il nous faut vite comprendre que nos passions, il faut les mettre de côté. Au mieux on peut les garder pour les week-ends, les vacances…

 

En tout cas, dans cette salle de jeux, autour de nos plats, assez bons d’ailleurs, j’ai cette plaisante sensation d’être dans un univers riche de retentissements divers. L’impression de sortir du temps présent, de me libérer de cette suite de secondes enchaînées les unes aux autres, et de voler dans un espace multidirectionnel, où les mondes que j’avais vus, que j’avais lus, que j’avais entendus sont invoqués. Mon imagination s’enflamme. Et, dans ce monde enchanté, aux couleurs mouvantes comme un théâtre de couleurs et de lumières, il y a, devant moi cette jeune femme, avec ses airs de grande étudiante, avec son sourire, et avec cette joie, au moins égale à la mienne, de se trouver dans ce décor unique et tellement dépaysant…

 

Dehors, nous avons dû attendre 20 minutes qu’un autre taxi arrive. Celui-là n’était pas une Volga mais il brinqueballait de la même manière. Lena s’est blottie contre moi à l’arrière. Cette semaine était pleines de promesses – nos yeux étaient grands ouverts…

 

 

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Mardi 16 octobre 2012, Galbchtadt


Léna aurait pu citer Rimbaud ce matin, quand, à la fin de son poème « Aube » il écrit : « Au réveil, il était midi » ! Mais j’exagère un peu ! C’était juste pour dire que c’est bien d’aimer dormir quand on voyage avec un écrivain ! 

 

Quant à moi j’ai embrassé l’aube d’automne en lui consacrant quelques heures d’écriture. Quelle plénitude… Laissant notre suite (dont la seule table était à côté de Léna que je ne voulais pas réveiller) je suis descendu au rez-de-chaussée où l’on m’avait dit que je pourrais déjeuner… Un café au lait, quelques blinis réchauffés, deux viennoiseries, et mon ordinateur m’ouvrit les pages de ces délicieux moments d’anamnèse… Que c’est bon d’écrire ainsi… Autour de moi les deux serveuses s’agitent. Des clientes font la queue. Je pense que c’est une heure de pose pour quelques ouvrières ou secrétaires du coin. Les serveuses ne sont pas spécialement aimables à prime abord. Elles ont au moins l’excuse d’une somme conséquente de travail. Mais, découvrant mon accent français, elles vont peu à peu oublier leur masque de femmes surmenées et sourire amusées de cette présence rare et exotique ! Le contact avec l’étranger devrait toujours être ainsi. L’étranger apporte avec lui cet espace lointain, il casse nos habitudes et rafraîchit notre vision. Je partage d’ailleurs leur impression, j’ai autant de plaisir à être parmi elles, qu’elles à m’accueillir dans la répétition ennuyeuse de leurs journées de travail. Quand je suis en France, je me réjouis également de la présence de ces étrangers que je croise, de la couleur de leur peau, de leurs styles vestimentaires, de leurs accents chantants. Et lorsqu’ils se mettent à jouer de la musique, à chanter, à faire éclater la blancheur de leur sourire, alors j’ai l’impression d’être en vacances et de voyager….

 

Léna me rejoint une bonne heure plus tard. Ma batterie commençait à faiblir et  l’ordinateur s’apprêtait à me laisser tomber. Nous sommes synchrones. Après le déjeuner nous remontons chercher nos affaires dans la chambre. J’ai le temps de faire une photographie, à travers la fenêtre, d' un pont de chemin de fer qui traverse l'Ob. Cette photographie explique les bruits de trains que j’ai entendus pendant la nuit. Les trains sur cette ligne sont parfois immenses. J’en ai vu passer un avec pas loin de 100 wagons !

 

 

Quelques minutes plus tard nous quittons l’hôtel, découvrant la statue soviétique que nous avions aperçue dans la nuit, et surtout, devant elle, le début de la mer d’Ob. Ici, elle a encore une allure de rivière. Mais elle ira s’élargissant jusqu’au barrage électrique, près de Novossibirsk… Je ne peux m’empêcher de songer à cette journée où nous sommes allés, Léna et moi, visiter cette plage au bord de la mer d’Ob, à Akademgorodok… Nous venions de passer notre première nuit… A l’autre bout de cette mer d’Ob, ici, à Kamen sur Ob, la féerie continue sous un ciel gris que le soleil tente de percer… Un rayon parfois arrive à se glisser, dessinant dans le ciel des colonnes de lumière…

 

 

La Nissan grise a démarré sans se presser et nous avons suivi l’Ob jusqu’à Kroutikha, à une trentaine de kilomètres au nord. J’aurais souhaité trouver une route qui nous conduise au bord du lac. Mais on n’a pas cru bon d’ouvrir l’accès au bord de l’eau. Il faut croire que les touristes ne sont pas légion ici… En revanche, j’ai pu photographier une impressionnante éolienne, qui intéressera peut-être quelque dessinateur de bande dessinée…

 

Depuis Kroutikha nous prenons tout droit vers l’Est, en direction des steppes. Notre objectif est la ville de Galbschtadt, à environ 200 km d’ici, une ville fondée par la communauté allemande et où je souhaite rencontrer des descendants de ces immigrés blancs !

 

En route, Léna s’inquiète que nous croisions si peu de voitures. Cela confirme ce qu’on m’a souvent dit « Mais pourquoi vous allez dans la steppe ? Il n’y a rien à y faire ! » Alors oui, ce maigre trafic confirme que la région ne regorge pas d’activités… Mais cela nous concerne-t-il ? Non. Alors tant mieux pour nous ! Si le trafic est si faible il n’y aura pas de policiers sur la route ! Alors nous pouvons rouler à la vitesse adaptée à cette infinie ligne droite ! Une vitesse pas excessive d’ailleurs, dans l’absolu : pourquoi on devrait se précipiter ? Mais une vitesse n’ouvrant pas pour autant sur la « répression », comme je le sens de plus en plus en France. Ces radars automatiques partout vous gâchent le plaisir de voyager car vous passez votre temps, au lieu de contempler le paysage et de rêver, à surveiller votre compteur… Dix kilomètres/heure en trop et c’est le cauchemar au retour ! Avec les deux points qui restent sur mon permis, cette conduite est devenue un vrai malaise. Mon intelligence, ma prudence, ne servent plus à rien. Il me faut conduire comme un automate imbécile, n’ayant qu’une fonction, celle de surveiller mon compteur. Alors, sur cette ligne droite sans ligne blanche, quoi que parfois chaotique, j’exulte ! Observant le ciel immense, agité de nuages, ces alignements infinis de bouleaux à l’horizon, quelques marais séchés couverts d’une poudre saline, et Léna qui sourit lorsque nos regards se croisent, je me sens profondément libre, ébahi devant cet espace offert à la respiration, à la contemplation… C’est la route du bonheur.

 

J’avoue avoir rêvé çà, cette route que j’ai peut-être imaginée grâce à quelques road-movies américains. Est-ce cet « Easy rider » des origines ? Mais non, pas de motocyclette, ni tant de masculinité égarée. « Paris, Texas » ? Non plus, le père était à pied et, lorsqu’il se motorise, c’est pour partir avec son enfant. Quelque chose du côté de Lynch ? Mais sans peur ni arme à feu. « Stranger than Paradise » ? On s’en rapproche, mais la visite au lac était gâchée par le gel et la neige. Non, c’est autre chose, une quête d’un point limite… oui ! Un « Zabriskie Point » avec ce lac salé que nous irions rechercher, et un amour qui commence à peine… Oui, c’est ça ! Pourquoi ne pas changer le décor ? Pourquoi ne pas laisser l’Amérique tranquille, et découvrir une nouvelle Californie, neuve, inexplorée, sauvage, inconnue ?… Nous avons repéré sur la carte ces lacs salés… J’ai le souvenir de ces shots en Algérie, près de Ouargla… J’ai aussi celui d’une photographie de mon ami Sergueï Karmeev. D’ailleurs, lorsque j’étais à Saratov, Sergueï m’avait proposé d’aller faire des photographies sur ce lac qu’il connaissait. Je lui avais demandé « il est loin ton lac ? » Il m’avait répondu : « - non !... – combien ? Avais-je insisté. – Oh… deux ! m’avait-il répondu. – Deux heures de route ? – Non ! se mit-il à rire, deux jours ! – Ah bien sûr !  » Et on éclata de rire ! Rêveur ou farceur mon pote Sergueï ? Allez savoir… En tout cas il m’en avait donné l’appétit de ces lacs emplis de quelques centimètres d’eau où, pourtant, les ciels semblaient se noyer…

 

Alors nous partions Léna et moi vers quelque chimère. La quête d’un espace où aller se perdre, où disparaître aux yeux de tous, comme ce couple rieur et sympathique de cet étonnant film d’Antonioni… Comment une foule de choses se mêle pour former un désir… Et le désir de la steppe était là… J’aspirais à m’enfoncer dans l’horizon, dans cette plaine immense, sous ce ciel vorace, tout au bout de ce long ruban de bitume…

 

 

Notre itinéraire représente environ mille kilomètres. En une semaine… Il n’y a donc aucune raison de se presser… A 14 heures donc, nous nous arrêtons dans un café…. L’établissement est à la croisée de deux routes. La façade est engageante, toute en bois, sur les murs, avec des ornements sous la toiture, sur la barrière qui orne la façade. Des colonnes de bois, en forme de totem, soutiennent l’avancée couvrant la terrasse. L’ensemble est en bois clair, vernis, tandis qu’autour des fenêtres se trouve une dentelle de motifs décoratifs en bois foncé. A l’intérieur, tout le fond du café est orné d’un bas relief en bois, inspiré des légendes russes, isbas et coupoles fondantes et bariolées… 

 

 

 

Ici on n’assure pas le service. Il faut aller s’adresser à ce qui ressemble à une boutique dans l’établissement. Ce doit être l’amour des poupées gigognes : une boutique dans une boutique. La serveuse est enfermée entre la vitre qui la sépare de nous et des étagères couvertes de tout : confiseries, cigarettes, bibelots, boites à thés, bouteilles d'alcool. Cette configuration des lieux a l’air d’avoir porté un coup à son moral. Comme une lionne en cage elle tire une tête d’enterrement. On se demande si on ne l’a pas réveillée tellement son humeur est maussade, voire hostile. On commande un repas composé de soupe et d’un plat de viande garnie. Sur la table, mes mains collent au bois. Je demande à Lena de demander qu’on lave la table. Mais la femme lui répond qu’elle vient de nettoyer, que c’est la table qui est comme ça… Etrange… Le vernis ne sècherait-il jamais ? Deux policiers entrent à leur tour. D’un seul coup la femme semble se souvenir qu’elle est capable de sourire. Il faut croire que ceux là sont ses meilleurs clients !

En sortant nous verrons les deux policiers en poste à la croisée des routes. Ils avaient l’air plutôt bonhomme et ils ont apporté un peu de respiration et de bonne humeur dans le café. Ce qui n'est pas habituel, on conviendra... J’ai fait une photo avant de partir : la serveuse était accoudée à une table dans la pièce derrière sa boutique-dans-la-boutique. Son menton appuyé contre la paume de sa main, elle semblait dormir… Les journées sont longues...

 

 

Avant que nous repartions je voudrais faire une critique à la Russie toute entière. Une critique contre une terrible pollution : la télévision. Il y a des téléviseurs partout en Russie. Je ne parle pas des appartements, chacun est libre de se polluer comme il veut. Je parle des magasins, des services. Dans tous les restaurants, les boutiques, partout où il y a du public. A qui servent-ils ces téléviseurs ? C’est à se demander. Aux clients ou au personnel ? Car il m’est parfois arrivé d’entrer dans un café, un restaurant, et d’avoir vraiment l’impression de gêner les serveuses qui suivaient un programme de télévision… A certains endroits, le son du téléviseur était tellement fort que c’en était assommant… D’autant plus qu’il n’y avait que moi dans la boutique ! Cette sorte d’addiction à la télévision est une véritable maladie. Elle rend les gens moroses, sinistres. Elle leur enlève toute curiosité, tout plaisir à faire leur travail. Ce sera la plus grande critique que je ferai à la Russie que j’ai traversée, et particulièrement à la Sibérie. Les Russes retrouveraient la joie de vivre s’ils arrêtaient leurs téléviseurs. C’est dit.

 

Nous sommes repartis amusés. La grosse serveuse oisive, les gros policiers bonhommes, et cette décoration forestière qui aurait pu rappeler un bar tyrolien… L’ensemble ne manquait pas de caractère, même si ce caractère était plutôt mauvais. Ca arrive…

 

Nous roulons à nouveau. Et à nouveau je m’arrête pour prendre une photo. Un bouleau foudroyé, un marais craquelé et ses joncs flottant au vent, un troupeau de chevaux qui broutent au bord de la route en toute liberté, une isba aux volets bleus devant lequel un camion bleu et vert pastel est garé. Et puis des ciels immenses, des ilots de bouleaux surgissant sur la ligne droite et pure de l’horizon… Ce n’est pas la tour Eiffel ou la Place Rouge, c’est de l’art mineur comme dirait Gainsbourg, mais c’est un rythme particulier, fascinant, qui vous invite à la rêverie, qui vous repose l’esprit, qui vous hypnotise aussi un peu…

 

 

 

De temps en temps aussi je prends une photo de Lena. Je la découvre. Nous nous connaissons encore si peu... Son corps s’harmonise avec le paysage. Mon œil s’efforce de rechercher entre eux un lien secret, un sens caché … Car enfin, qu’est-ce qu’on va chercher en voyageant ? A-t-on un absolu besoin de consommer des sites réputés à faire tenir sur des cartes postales ? Ou bien ne cherchons-nous pas une empreinte plus profonde, un écho à notre être, un rebond inattendu… Le calme de ce paysage, rompu de temps en temps par un vociférant camion, semble ouvert à notre présence, semble même la consacrer… Une relation intime se lie entre lui et nous. Il nous murmure une histoire dont nous nous souviendrons longtemps, dont nous nous souviendrons toujours… N’est-ce pas cela les vraies vacances ? A vous de voir…

 

 

 

Mais nous nous sommes donné un objectif : ces Allemands de Galbchtadt. Il est temps de nous presser un peu. Ce soir, en outre, nous n’avons pas d’hôtel réservé. La Nissan grise s’enfonce sous un ciel déclinant.

 

Vers 17 heures trente nous arrivons dans la bourgade. Une ville ? Pas vraiment. Un bourg dirons-nous puisqu’il y a quand même quelques magasins. Lena va demander à des passants s’il y a un hôtel ou une pension de famille. Oui, un hôtel ? Bon… Je suis presque déçu que ce soit si simple !… Nous allons réserver une chambre. De la place ? Il y en a. On nous donne les clés d’une chambre au rez-de-chaussée. Non seulement le rez-de-chaussée m’oppresse mais en plus la chambre est ornée de deux petits lits de chaque côté de la chambre… On retourne à l’accueil pour demander s’il n’y aurait pas une chambre avec un grand lit. Oui, mais c’est plus cher. C’est toujours plus cher les lits pour deux personnes. Le couple semble un luxe en Russie… Soit. On nous accorde donc une chambre au premier. Par la fenêtre je prends une photographie : malgré les quelques maisons de briques beiges, et même une usine avec sa fumée noire, il semble que la plaine soit irrépressible. On la sent partout cette steppe rectiligne, elle se rue dans les espaces vides comme un raz de marée. Les maisons semblent flotter sur elle, instables, provisoires, fragiles…

 

 

Dernier objectif : rencontrer une famille Allemande. J’applique la méthode Colin Thubron : aller s’adresser à l’administration. Il y en a une dans chaque ville, voire même dans chaque village. Il est facilement reconnaissable le bâtiment de l’administration : sa façade soviétique avec, au centre, un médaillon ou un drapeau. Il est plus de dix huit heures, trouverons-nous encore quelqu’un ? La porte est ouverte. Nous entrons. Personne au rez-de-chaussée, nous montons au premier. Là nous croisons un homme et Léna commence à lui expliquer l’écrivain français qui aimerait rencontrer une famille allemande dans la ville. Il n’y a plus personne dans le service des relations publiques, nous répond-il, mais vous pouvez toujours demander au service des taxes ( ? ). Il nous mène au bureau en question. Dedans une femme téléphone. Il explique en deux mots qu’on veut la voir et nous invite à nous asseoir. Cinq minutes après la femme raccroche. Léna lui explique à nouveau ce que nous cherchons. Elle nous répond que presque tous les familles Allemandes ont quitté la ville et sont reparties en Allemagne, ou ailleurs. « Mais mon grand-père est d’origine Allemande » nous dit-elle soudain. D’ailleurs, c’est même le doyen des descendants des familles allemandes. « - On pourrait le rencontrer ? » demandé-je à Lena de lui demander ? Elle nous dit qu’elle va l’appeler. Conversation au téléphone, en Allemand, quelques mots Russes aussi parfois. Elle raccroche : « Oui, vous pouvez aller le voir, il vous attend ! Je serais bien allée avec vous, mais j’ai un rendez-vous ! » Elle nous donne l’adresse de son grand-père. C’est dans un village à trois kilomètres de la ville, Koussak…

 

Koussak est composé de quelques larges rues parallèles bordées de maisons en brique. A une extrémité de chacune de ces rues se trouve la route qui mène à Slavgorod, vers le sud, puis la steppe. A l’autre bout de ces rues l’asphalte s’arrête et c’est la steppe à nouveau. Par ce temps clément, on ne peut imaginer la menace de cette steppe. Mais on nous le dira plus tard : la steppe ce sont des vents parfois fous, qu’aucun relief ne freine. Des tempêtes, des ouragans… Et puis, comme ce fut le cas cet été, une autre menace : la sécheresse…

 

Nous cherchons le numéro 38 de la rue principale. C’est le numéro de la maison de Monsieur Henrich Wiebe. Le numéro apparaît clairement sur une palissade en baguettes de bois vertes et blanches. La maison est un pavillon de plain-pied comprenant trois fenêtres dans sa largeur, cinq fenêtres dans sa longueur. Quelques bouleaux ornent les limites de l’espace qui entoure la maison, derrière la clôture. A peine arrivés nous voyons le vieil homme venir à notre rencontre sur l’allée en béton qui longe la maison.

 

  Henrich Wiebe a 82 ans. Il est effectivement l’ainé des habitants allemands du village. Son père, Dietrich, né à Yalta, fait partie des pionniers qui ont construits le village en 1909. Ils avaient entendu qu’il y avait des terres libres en Sibérie. D’abord ils sont arrivés à Omsk, puis le bruit a couru qu’il y avait encore plus de terres libres un peu plus loin. Donc ils ont pris des chevaux et sont venus sur cette terre où il n’y avait rien. D’abord ils se sont installés à 15km du village puis se sont déplacés vers cette zone. Le climat était très dur ici, et il le reste : vent, orages et tempêtes. A cette époque il n’y avait pas encore les murs végétaux, ces allées de forêts, qui ont été plantées pour freiner le vent… La première année ils ont habité dans des maisons de terre puis un spécialiste de Barnaoul est arrivé pour faire le découpage des rues et des emplacements. Au début ils ont acheté des vaches et ont commencé à faire de l’élevage. Les premières années cela a couvert leurs besoins. Et puis,  quand ils ont produit davantage, ils ont créé une laiterie et ils se sont mis à exporter du beurre et de la viande vers la Russie et l’Allemagne. A la révolution, tous les éleveurs ont été arrêtés, certains tués, car ils étaient devenus trop riches et que les soviétiques n’ont jamais aimé les paysans propriétaires...

 

Je lui ai demandé s’il y avait eu des Allemands de l’Ouest de l’URSS qui ont été déportés ici pendant la seconde guerre mondiale. Bien sûr a-t-il répondu ! Ce fut le cas de sa première femme qui, de l’Ukraine, s’est retrouvée emprisonnée au Kazakhstan pendant dix ans. Comme sa sœur était mariée à un homme du village, lorsqu’elle est sortie de prison elle est venue rejoindre sa sœur ici. Et c'est là qu’ils se sont connus.

 

Au début nous dit Henrich, il y avait seulement 40 maisons au village dans une seule rue. D’abord ils ont construit les maisons en terre et puis ils ont créé une usine pour faire des briques et ont acheté du bois pour les toitures. Cinq nouvelles rues ont vu le jour, toutes entourées de maisons de style allemand.

 

Lorsque je lui ai demandé d’où venaient les décorations qu’on voyait sur beaucoup de maisons, - était-ce un style importé d’Allemagne ou d’Ukraine ? - il a semblé hésitant, et nous dit que ce sont les femmes qui ont eu l’idée de ces motifs. Il a précisé qu’ils avaient entretenu leurs murs aussi soigneusement que des tapis. Ces maisons étaient très bien isolées. On construisait deux rangées de briques avec un espace entre les deux qu’on remplissait ensuite de sciure. Cette construction était beaucoup plus robuste que les maisons en bois des Russes, et évitait que n’y entre les rats et les souris…. Oui, tiens, je n’avais pas pensé à ça….

 

Notre entretien terminé il a tenu à nous inviter. Sa femme (la seconde selon son récit) avait déjà préparé la table. Nous avons de la chance nous disent-ils car ils ont fait les Pirozhki ce matin. Ce sont des petits pains au lait saupoudrés de sucre. Mais il y a aussi du strudel, du miel, de la confiture et du thé.

 

 

Après le repas Henrich ne veut pas nous laisser partir. Il a envie de parler. Il dit qu’avec sa femme ils ne parlent pas. Lena, qui découvre une part inconnue de l’histoire de sa région écoute les anecdotes, et parfois les opinions de l’homme, avec grand intérêt. Il parle de la religion, pour lui une sorte de valeur suprême. A ce propos il critique les Russes qui vont boire un verre de vodka, au cimetière, pour parler avec leurs morts. Il parle des enfants qui s’en vont aux quatre coins du monde, des choses qui disparaissent, de la moralité qui diminue… Il parle comme parlent souvent les vieux, avec une pointe d’amertume… Mais je me suis toujours un peu méfié de ces complaintes, de ces jugements… J’ai envie de dire que c’est pas mal d’aller boire un verre de vodka avec les défunts qu’on a aimés, c’est mieux que de ne jamais parler avec sa femme… Mais ce doit être ce mal de crâne qui me rend un peu sombre ce soir. J’ai dû prendre froid en allant prendre ces photos, négligeant de mettre mon blouson… Valéry m'avait pourtant dit de faire attention ! C’est vrai que la température baisse jour après jour… Il faut être prudent en Sibérie avec le vent….

 

 

 

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Mercredi 17 octobre 2012, Yarovoïe

 

Le seul inconvénient de cet hôtel de Galbchtadt, c’est qu’il ne propose pas le petit déjeuner le matin. Mais la réceptionniste nous a donné une bouilloire électrique et nous avons pu nous faire un café (j’ai pris l’habitude en Russie de voyager avec du miel, du café en poudre et du thé). Et nous avons rejoint la voiture qui nous attendait dans un parking fermé d’un énorme cadenas.

 

Cet hôtel était assez surprenant dans une si petite ville, et on se demandait à quoi il pouvait servir. La réponse était pourtant simple. Il doit probablement servir à accueillir les proches de ces familles allemandes qui ont rejoint l’Allemagne, ou qui sont allés s’installer ailleurs. Ils ont un lieu où séjourner quand ils viennent en Russie visiter leur famille…

 

En repartant, nous retournons dans le village de Koussak pour y photographier quelques maisons allemandes avec le beau soleil de ce matin. Les peupliers dorés de l’automne s’assortissent bien avec la base des couleurs des maisons : des marrons, des beiges foncés, des gris ; et avec leurs enluminures : tour des fenêtres bleus, blancs, et des écussons verts ou rouilles cernés d’un liseré clair. Mais, ce qui est le plus surprenant, ce sont les motifs peints : fleurs stylisées, motifs géométriques, losanges, étoiles, clochettes, fleurs de pic tête bêche… On dirait que par cette fantaisie décorative s’est revendiquée une identité…

 

 

Au soleil, ces rues, larges comme des avenues, avouent le mauvais état de leur bitume. Curieusement plus on avance vers la limite de la rue, plus les failles augmentent et les creux s’approfondissent. Et puis, soudain, il n’y a plus de bitume. La steppe reprend tous ses droits… Une sorte de rond point permet aux véhicules de faire demi-tour sans manœuvrer. On ne gâche pas ici l’asphalte en rues inutiles…

 

 

Quelques fois on croise un passant, un cycliste, une voiture… Une grand-mère accompagnée de son petit fils passe le rateau sur le trottoir herbeux devant sa maison. A bien y réfléchir, ce village est parfaitement propre. Les abords sont entretenus, pas de laisser aller chez les protestants… Le petit garçon suit calmement sa grand-mère, avec sa capuche et ses bras tout emmitouflés dans un anorak molletonné. Plus loin, une femme marche dans un manteau de fourrure au col en long poils marron. Sur sa tête un bonnet plissé gris et pervenche. Un sac à main tenu par son gant noir…. Tout est si calme pour une rue si large…

 

 

Nous avons pris la route qui dessert chaque rue du village et qui, direction sud, mène à nos prochaines destinations, Slavgorod et la ville lacustre de Yarovoïe. Je pense à cet étrange spécialiste de Barnaoul qui a décidé, au début du siècle, que ce village serait constitué d’une ou de plusieurs rues située(s) à droite de la route, ne communiquant pas entre elles, excepté par la route, et qui, très larges, devraient se terminer brutalement par la steppe infinie… Un village tout en lignes parallèles, sans une courbe, sans un virage, sans place centrale… Un demi squelette de poisson dans un désert d’herbe rase…

 

Yarovoïe n’est qu’à 35 kilomètres. Le soleil éclaire la plaine avec bienveillance. Nous croisons quelques camions russes aux lignes sévères et surannées. Un totem arbore : « Gluckliche Reise ! », « Bon voyage ! », tandis que les poteaux électriques ressemblent à une allée de croix… Plus loin, un poste de police, avec ses briques peintes en blanc et bleu ciel, avec son escalier de fer et sa rambarde du même bleu, semble avoir été volé à une piscine municipale. Enfin, au bout d’une ligne droite sur un ciel en contre-jour, nous arrivons à l’entrée de Slavgorod… Nous traversons la ville sans encombre mais sans trouver de café où l’on pourrait déjeuner. L’urbanisation de la ville est un peu floue, les zones habitées se confondent avec des terrains vagues ou les usines… Nous prenons de l’essence et nous essayons de trouver un panneau qui nous indiquerait la ville voisine où nous allons. Mais ils sont rares, et surtout à l’intérieur des villes. Alors nous nous arrêtons pour demander à un passant au bord de la route. Lena va vite comprendre qu’il est ivre. Ses explications sont évasives, il s’amuse, l’alcool le rend joyeux. Ou il invente une direction, ou il a du mal à expliquer, Lena me dit plus tard qu’elle hésitait à trancher. Et puis il nous demande de l’aider de quelques roubles. Peut-être le mot roublard vient-il d’une situation semblable car il recevra un petit billet pour nous avoir indiqué….la direction opposée ! Une femme, plus loin, nous remettra sur la bonne route.

 

 

Nous finissons par arriver à l’entrée de Yarovoïe. Sur un poste de police, un plan de la ville indique quelques bâtiments importants, dont l’hôtel que nous a réservé Tatiana. La ville ressemble à un damier collé au bord d’un lac. Les routes sont toutes perpendiculaires, les unes dans la direction du lac, les autres parallèles à la rive. Je prends note que pour arriver à l’hôtel il faut prendre la première rue à droite, puis la dernière à gauche. La réalité n’est pas si simple… Car il semble y avoir plus de rues que sur le plan ! Mais il n’y a pas de quoi non plus paniquer. La première chose à faire est donc de trouver un restaurant car il est pas loin de 14 heures… Ce sera dans un centre commercial. Sur une esplanade, à l’entrée, un petit garçon jette du pain à des pigeons qui l’approchent sans crainte. Le restaurant est à l’étage, et il est vide. Nous nous asseillons côte à côte sur une banquette. La serveuse, d’une vingtaine d’année, sera avec nous tout sourire … Au dessus du bar, à l'entrée, on a muté le son de la télévision. C'est un progrès !…

 

 

 

On ne nous servira pas instantanément, mais après un petit temps, indiquant qu’une véritable préparation a été faite. Ce n’est pas de la cuisine gastronomique, mais c’est quand même appétissant. Les frites sont faites maisons et sortent de la friteuse.

 

Après avoir payé et laissé un pourboire mérité, nous partons à la recherche de l’hôtel. Sans trop savoir comment nous nous sommes retrouvés sur une piste de terre poussiéreuse, bordée par de vieilles isbas aux couleurs défraichies. Jusqu’à ce qu’on s’arrête devant une barrière entourée d’un grillage et, derrière le grillage… la plage !… Nous garons la voiture, sautons la barrière, et nos pieds s’enfoncent dans un sable fin… En avançant un peu nous découvrons le lac sur notre droite, et, en face de nous, une aire aménagée pour les jeux de plage, les terrasses de bars et les boutiques de rafraichissements … A cette saison on imaginera que tout est désert, comme à l’abandon. On dit bien la « saison morte »…

 

 

Je suis sûr que Lena préfère tout autant que moi le site dans cette situation. Quelle paix ! Mais aussi quelque chose de paradoxal : un lieu fait pour accueillir des gens et qu’on découvre totalement désert : voilà un délicieux décalage dans lequel va se glisser un couple main dans la main… Sous nos pas le lieu semble s’animer d’une vie étrange, irréelle…

 

 

A propos, il est aussi extrêmement curieux qu’après ce complexe touristique destiné normalement au repos, à la détente et la vie saine se dresse, en pleine activité, à en constater la fumée noire qui surgit de sa haute cheminée rouge et blanche… une usine…

 

Ça, je pense qu’en France ça n’aurait pas été possible…

 

C’est comme une faute de goût. Mais on peut la regarder autrement cette usine. Il suffirait d’inventer un scénario de film d’anticipation : Suite à un désastre écologique, l’humanité est en péril… Sauf un couple mystérieux qui revient sur les traces de la civilisation dans une station balnéaire déserte…

Mais pardon. Je m’égare….

 

En tout cas cet ensemble est cocasse et charmant. Un palmier synthétique trône au dessus de la plage, un totem indique des destinations actuellement fantômes : pédalos, massages, café, toilettes, douches… Sans oublier un trio de choc, un petit chalet en bois bordé d’un palmier synthétique et d’un petit pont en bois qui enjambe… le sable !… Quelle surréaliste ménage à trois ! La fascinante beauté de l’inutile…

 

 

Quelques degrés centigrades en plus et j’aurais voulu plonger dans ce lac qu’on dit tellement salé qu’on y flotte sans même nager… Cela me rappelle une expérience dans un caisson d’isolation sensorielle. L’eau était à la température de la peau et tellement salée que je flottais dessus, dans le noir, comme en lévitation… J’aurais aimé dans ce lac me sentir léviter ainsi, les yeux perdus dans le ciel…  Flotter entre le ciel et le reflet du ciel, n’est-ce pas un peu voler ? Oh oui, comme je me serais bien envolé avec Lena à mes côtés, pour une scène à la Chagall, parmi une kyrielle de pigeons voyageurs et de musiciens volants… Peut-être le peintre, par fantaisie, lui aurait-il inventé une robe de mariée et à moi un costume de cosaque avec une haute coiffe de fourrure frisée ? Comment ne pas rêver ? Tout est si surprenant et paisible…

 

 

 

Mais n’oublions pas notre hôtel… Nous avons rejoint notre voiture et repris la piste poussiéreuse. Un passant nous indique la direction à suivre. Nous n’étions pas loin : l’hôtel se trouve de l’autre côté du parc de loisirs. Une sculpture bicéphale nous attend devant la porte fumée de bleu. Les démarches habituelles : passeport à photocopier (il a dû l’être une centaine de fois !) le formulaire d’immigration à remplir, un système assez bizarre de carte Moneo à charger de quelques roubles afin de pouvoir acheter notre petit déjeuner au bar d’à côté. Alors, nous pouvons enfin recevoir notre clé magnétique ! La high-tech est à l’honneur ici, mais ce n’est pas plus simple pour autant. Cette carte Moneo devra être rechargée trois fois pour que la commande de notre petit déjeuner soit enregistrée.

 

 

Notre chambre est très agréable. Sise au rez-de-chaussée, elle ouvre sur une veranda en guise de balcon. Le seul problème : un lit à gauche, un lit à droite. Nous voilà en train de procéder à un aménagement express, et bientôt les deux lits seront côte à côte. Pour le reste, cette chambre est très agréable, décorée avec goût, avec une salle de bains confortable et lumineuse et une douche à jets multiples. J’ai oublié de préciser que le coût (1500 roubles) est intéressant, une des chambres les moins chères que j’ai occupées.

 

Nous voulons retourner nous promener au bord de la plage. Mais la zone autour de l’hôtel est fermée par une palissade de bois tressé. Impossible à enjamber. C’est curieux comme les Russes aiment être enfermés… C’est un peu étouffant. On voit la plage à deux pas et impossible de l’atteindre ! On finit par trouver une sorte de porte dérobée et ouverte… Ouf, de l’air ! Nous avons retrouvé le trio chalet-faux palmier-faux pont comme surgi d’une chanson de Brassens ou d’un film de Jacques Tati. Un tipi, un poste de garde en tube de métal, une autre tour du même genre avec deux étage celle là, - chacun de ces objets étranges a l’air quelque peu fantasmagorique sur cette plage déserte. 

 

 

 

A gauche une digue bordée de pédalos multicolores, alignés debout sur le sable. Un homme téléphone avec une voix sonore à la limite de la digue. Un peu plus loin une femme fait les cent pas en attendant que l’homme, son mari certainement, finisse son appel. Nous marchons vers la gauche, en direction de l’usine. Des cabanons sur pilotis bordent le rivage. Ils sont composés d’un petit local d’environ cinq mètres carrés, d’une petite terrasse et de marches permettant d’accéder à la plage. Le tout en bois . On pense à un film de Djian/Beinex… En moins bien quand même… Difficile de troquer une plage de la mer du nord contre un bord de lac, fût-il en Altaï. Mais il y a de l’ambiance quand même !…

 

 

La plage s’est rétrécie, on se rapproche de l’usine dont la haute cheminée fume Toujours… La nuit est bientôt noire, il est temps de faire demi tour… Nous croiserons au retour la femme qui sera toujours en train d’attendre. Et nous entendrons encore la voix forte de l’homme qui continuera à retentir dans l’obscurité…

 

 

Nous ressortons de l’hôtel, cette fois, côté rue. Il nous faut maintenant trouver un restaurant. Nous prenons à droite en sortant de l’hôtel. Les rues sont larges, mais les lumières sont rares. La nuit domine… Après quelques mètres, nous prenons une autre avenue à gauche. Nous découvrons un alignement de photos publicitaires pour les animations d’été : boue noire qui couvre la peau de très jolis modèles (bien sûr), plan d’ensemble sur un aqua parc, façade d’un sanatorium, autre modèle qui fait la planche sur l’eau très salée du lac. J’aurais bien testé ces bains de boue, j’en ai entendu beaucoup de bien. Il faudra revenir en été…

 

Nous reconnaissons le très gros centre culturel que nous contournons. Face à lui une grande place pas plus éclairée que le reste. Nous croiserons quand même quelques passants à qui nous demanderons où on peut trouver un restaurant. On nous en indique deux.

 

Il est vraiment sensible que cette ville est entièrement consacrée à sa saison touristique. On dirait maintenant qu’elle hiberne. Les rues sont peu éclairées, seulement aux carrefours. Ce qui fait qu’on marche dans le noir et qu’on croise des silhouettes noires : un couple de vétérans, trois femmes tirant au bout d’une laisse un petit chien obscur, une mère et sa fille, ou plutôt leurs deux silhouettes fantomatiques et silencieuses… Cette obscurité a pour qualité de veiller sur notre intimité. Nous n’avons pas besoin de lumière et nos deux corps accolés traversent ces espaces semi-déserts comme un fantôme joyeux…

 

Bientôt une « lumière noire » laissera échapper ses lueurs bleutées d’un des restaurants qu’on nous a indiqués. Nous entrons. Il s’agit en fait d’un restaurant dansant. On y entre par la piste de danse, vide naturellement, et, attablé dans la partie restaurant, il n’y a qu’un couple… Ce qui laisse le vide largement majoritaire. Heureusement la lumière est tamisée et tente de dissimuler tout cet espace inutile. Nous nous asseyons le plus loin possible de l’autre couple, nous n’avons pas besoin de suivre leur conversation.

 

Les serveuses sont bien de la nouvelle génération. Elles n’ont pas appris le mépris de l’individualité et le manque de motivation qui semblaient l’éthique commerciale de la période soviétique ! Souriante, aimable, une première nous apporte la carte. Nous voulons commencer par commander une bouteille de vin blanc. Mais la jeune femme nous explique qu’il faut aller la commander au bar… qui ouvrira d’ailleurs pour me servir. Une seconde serveuse me sort une bouteille d’une étagère. « Vous n’en avez pas une au frais ? » lui demandé-je par signes. Ce n’est pas la première fois qu’on me sort du vin blanc pas frais. « Non ! » me dit-elle avec un sourire désinvolte. « Mais ce n’est pas possible de boire du vin blanc chaud ! » Je comprends qu’elle me répond qu’ils n’ont pas de place dans les frigos. Pourtant une armoire réfrigérée est pleine de bouteilles de bière, - une petite place pour le vin blanc ne ferait de tord à personne… Je clos le sujet en demandant une bouteille de vin rouge italien… Heureusement, Lena n’a rien contre le vin rouge…

 

Cet étrange décalage d’être dans une ville qui sommeille se poursuit. Le restaurant a été créé pour des vacanciers qui ont envie de partager des instants de prestige. Tout a été voulu pour répondre à cette attente, autant les éclairages atmosphériques de la piste de danse que les fausses bougies électriques qui ornent chaque table. Les napperons, les rideaux, la décoration, tout se veut un peu glamour. Mais nous ne sommes que deux couples et toute cette bonne volonté n’arrive pas à faire oublier que dans cet espace vide tout est inutile et devient donc un peu surfait, pathétique. Mais n’est-ce pas plus intéressant pour nous comme ça ? Cet environnement cocasse nous amuse. Le cristal des verres retentit, nos yeux brillent et le sourire ne nous quitte pas. Les serveuses sont complices, tout est comme un jeu. Nous n’avons pas l’impression de satisfaire à l’usage ordinaire de ces lieux, mais de jouer à l’occuper, comme pour le long plan séquence d’un film dont le réalisateur et les techniciens auraient été silencieux et invisibles ! Tant mieux! Léna joue merveilleusement son rôle. Elle s'est imiscée dans mon séjour en Altaï avec autant de talent que de discrétion…

 

Après avoir dégusté un menu respectable (salade grecque, bœuf aux airelles et pommes de terre pour moi ; même salade, langue à la crème fraiche et à l’ail accompagnée de riz pour Lena), nous avons préféré prendre un thé et un café que forcer pour finir la bouteille. Il en restait un bon tiers alors nous avons décidé de la réserver pour un autre moment. Nous avons remis le bouchon et Lena l’a glissée dans son sac… .

 

Dehors la nuit nous avala avec tant de plaisir que des milliards d’étoiles s'allumèrent dans son esprit…

 

 

 

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Jeudi 18 octobre 2012, Blagoviechtchenka

 

 

Ecrire dans une chambre d’hôtel, le matin, comme d’autres commencent leur journée de travail au bureau… J’ai dû rêver ça lorsque j’étais jeune homme… Il ne fait pas très chaud dans la véranda qui nous tient lieu de balcon, mais avec le soleil matinal qui entre et un peu du chauffage de la chambre, cela devient minute après minute plus agréable…. Avant que j’allume mon ordinateur, nous avons pris avec Lena notre petit déjeuner que la réceptionniste nous a apporté. Comme il n’y a pas de salle de restaurant, c’est déjeuner dans la chambre obligé. Mais qui aurait l’idée de s’en plaindre ? Avec ce petit balcon empaqueté de verre, cette table (en verre elle aussi) et deux fauteuils en osier, c’est le grand luxe ! Et tout ça dans la moins chère des chambres d’hôtel que nous visiterons cette semaine ! Je recommande vivement l’endroit !…

 

En fin de mâtinée, nous sommes allés en ville. Quelques courses à faire… Entre autre acheter des médicaments pour le mal de tête et de gorge, car, depuis deux jours, il y a une rhino qui couve quelque part chez moi… Rien de grave, j’ai juste pas envie qu’elle se déclare maintenant (Et effectivement, elle ne se déclarera qu’à mon retour en France…)

 

J’ai l’impression de ne pas avoir flané en ville depuis longtemps. Parcourir les rues sans objectif, entrer dans des boutiques, regarder, juste pour le plaisir, c’est une occupation qui n’était pas au programme des semaines passées… Un soleil timide évite qu’on ait froid, et fait sourire les couleurs. Yarovoïe n’est pas aussi colorée que les villages des montagnes ou même que Barnaoul, mais, le matin, il y souffle un air joyeux…

 

Avant de reprendre la route pour le lac de Kouloukdinskoïe, nous décidons d’entrer dans une échoppe qui vend des plats à emporter. Le nom ? "Comme à la maison". Une forte odeur de friture règne dans l'espace réduit. Une des deux femmes est en train de cuire des Pirojki, - beignets fourrés aux légumes ou à la viande. Lena m’aide à comprendre la carte, j'opte pour une cuisse de poulet et un Pirojki au chou. De son côté, Léna prendra une purée de pommes de terre et des boulettes de viande. Nous nous asseyons à une table unique et minuscule avec les deux seules chaises de la boutique. Après quelques minutes je n'y tiens plus : j'ouvre la porte d’entrée pour assénir l’air saturé de fumées et de vapeurs. L’air frais s’engouffre rapidement dans l’échoppe, on commence à respirer ! Une vieille dame entre alors. Toute emmitouflée dans ses habits de laine, elle demande à boire un thé. La serveuse lui répond qu’ils n’ont pas de thé. Léna est un peu choquée, elle me dit « Mais regarde, ils ont de l’eau chaude, pourquoi ils ne lui servent pas de thé ? ». La vieille dame insiste, la serveuse est inflexible… Après cinq minutes de pourparlers la vieille dame finit par commander un plat. Elle aura alors droit à un verre de thé en plastique…

 

Nous reprenons la route. A la sortie de la ville nous découvrons une zone de Datchas. Les Datchas sont des maisons de campagne entourées d'un peu de terrain où l'on peut  faire pousser des fleurs, des fruits et des légumes. Dans tout l'ancien ère soviétique on trouve ces jardins collectifs et leurs batisses. Ils occupent parfois des espaces si grands qu'on a l'impression de villes aux maisons minuscules.

 

 

Ce qui a d’abord attiré mon attention ce sont ces baies rouges qui longent la clôture de la zone des Datchas. Les feuilles tombées, il ne reste plus que les branches nues et les fruits, petites boules rubis qui brillent au soleil. Derrière la clôture de planches, les rayons solaires frappent la façade de quelque chalet blanc aux fenêtres turquoise. Un bouleau au premier plan fend la scène d’un frais sourire…

 

 

Et puis cette route devient une sorte de Texas… Que ce soit pour une station service en briques bordeaux avec ses publicités jaunes, que pour ses hauts châteaux d’eau avec leur réservoir de métal noirs suspendus sur une colonne en bois, ou encore pour ses immenses troupeaux de vaches noires suivies par un cavalier… Le ciel est très haut, la plaine nous berce et semble nous inviter pour une sieste sur son herbe rase… Mais l’air est vif… Nous sentons que la température se laisse glisser en pente douce vers l’hiver… Les jeux d’été sont définitivement écartés…

 

 

Cependant, l’automne a ses vertus. Sa lumière jaunâtre devient complice de la rouille, tant des feuilles que des diverses cuves métalliques. Les marrons, les oranges sont légion sur le bord de la route, on ne saura pas si c’est la couleur d’une peinture ou de l’oxydation… 

 

 

Ou peut-être un mélange des deux ! Avec cet étendue illimitée de la plaine, tout relief prend une importance impressionnante. Les châteaux d’eau en sont l’exemple le plus frappant, d’autant plus qu’ils sont aussi longs que mince. Mais une moissonneuse batteuse peut tout aussi bien ressembler à un animal extraordinaire, qu’un entrepôt, une vieille Trabant ou un poste de police… C’est bien la première fois que j’aime un poste de police !…

 

 

Nous avons roulé presque deux heures (les arrêts sont toujours nombreux, notre moyenne kilométrique est extrêmement faible !) lorsque nous apercevons, sur notre droite, une vaste étendue parfaitement plane et recouverte de poudre blanche. Le voilà celui que j’espérais…

 

Je ne veux pas comparer cette impression à celle de Saint Jean-de-la-Croix qui voyait Dieu comme un plateau sur une montagne, et sur ce plateau il n’y avait rien, le « nada » comme il l’appelait. Je ne veux pas car c’est absolument impossible de trouver ici une quelconque montagne ! Mais l’idée de s’émerveiller devant un espace plat, où il n’y a rien, m’intéresse beaucoup. Parce que ce rien, cet immense espace vide et blanc est fascinant. Il y aurait encore de l’eau comme dans n’importe quel lac, salé ou non, ce serait encore normal. Mais ce lac relativement grand, mais dont on voit quand même les berges en face, est vide. Ou presque. Quelques flaques, quelques « mares » et c’est tout. Le reste : une surface absolument plane dès qu'on s'est éloigné du bord, sans une souche, sans une brindille, et toute saupoudrée de blanc…. Le sel.

 

 

Des traces de roues sur le sable indiquent qu’on peut y avancer la voiture. Nous allons donc nous garer sur le sable. Les roues ont laissé une marque légère, cela fait donc longtemps que l’eau s’est retirée. Je sors mon appareil photo. Il faut faire vite car la lumière décline, le couchant est imminent. J’ai le temps de faire quelques photographies de Léna. L’une d’elles me fera penser à une séquence de « Solaris », le film de science fiction de Tarkovski. Cette séquence montre la projection d'un film 8 mm tourné quand Chris, le protagoniste, était enfant. Avec son père ils ramènent du bois pour alimenter les flammes d'un petit feu de camp allumé sur un chemin couvert de neige… La neige et le feu… Légèrement en retrait se tient la mère de Chris. Elle fume une cigarette et regarde devant elle d’un air mélancolique, comme absente. Lena a la même position de corps, la même expression… Le sel évoque la neige, mais il évoque aussi quelque désert extraterrestre… Solaris n’est pas loin… C’est très curieux ce rapprochement… En photographie chaque seconde donne un cliché différent. Donc pourquoi cette image si proche, à s’y confondre ? Est-ce mon inconscient qui est allé la chercher, la construire ?  A-t-il voulu créer une sorte de Mandala intérieur, un concentré de ce que la Russie exprime pour lui ? Son regard lointain, sa mélancolie, mais aussi sa sensualité quelque peu tragique ? Ai-je arraché cette image à l’un de mes rêves, ou est-ce l’offrande d’un instant rêvé ?

 

Mais l’instant d’après tout a disparu. Car de mélancolie il n’y en a aucune sur ce lac silencieux, hors de quelque écho lointain, culturel plus que réel… C’est plutôt un immense espace de jeu qu’il propose ! A quelques pas de nous il y a cette étendue d’eau assez grande pour qu’on puisse y saisir un large reflet du ciel, pour qu’on puisse jouer autour… D’autant que le soleil est bas et que les rouges et les oranges se densifient dans le ciel, s'imprimant sur les contours des nuages comme s'il s'agissait d'un banc de poulpes ou de caméléons….

 

Je suis à la caméra, Lena est modèle. Je lui demande de passer de l'autre côté de cette mare d'eau pleine de ciel. Elle part en courant, joyeusement, l'effet d'une démarche précipitée, un peu enfantine. Soudain elle s’arrête tout net, se fige, et revient sur ses pas, très lentement, en marche arrière… Ses pieds viennent de s’enfoncer dans une zone humide. C’est presque du Chaplin, j'éclate de rire ! On joue à la vidéo, plusieurs plans, que je monterai en surimpression sur une musique du groupe Yat Kha que m'a fait découvrir Léna. Cela donnera ce petit film :

 

 

 Plus tard je lui demanderai de sauter. La première fois est ratée, la seconde fois elle s’envole… clic ! … Eternellement…. C’est le miracle de la photographie…

 

Il faudra bien repartir. La nuit tombe. En regagnant notre voiture, nous voyons une autre voiture entrer dans le lac et se garer près de la nôtre. On passe en lui disant bonjour. Il répond. Nous regagnons la route, et on voit plus loin une voiture se garer face au lac. On dirait que l’on vient regarder le lac, à moins que ce soit pour d’autres rendez-vous mystérieux… Allez savoir…

 

Un peu plus loin, nous doublons un train de voyageur dont les rails sont parallèles à la route. Je ralentis un instant pour contrôler sa vitesse : elle est la même que celle, invariable, du transsibérien : 80 km/h. J'accélère et le train recule derrière nous. Au bout d'une dizaine de minutes, je m'arrête car le soleil, énorme vase orange dans un ciel bleu orange comme disait Eluard, promet une photographie sympathique. J'essaie quelques panoramiques pas concluants lorsque je vois des phares au loin. C'est le train qui nous rattrappe. Je décide donc de l'attendre et, lorsqu'il arrive j'appuie sur le déclencher après qu'il soit passé devant le soleil. La photo semble intéressante, nous repartons. Lorsque nous rattrapperons le train, je klaxonnerai en faisant un signe de la main au conducteur de la locomotive. Il me répondra par une longue sirène comme le brâme d'un animal, cerf ou maral. Brève communication entre deux mondes qui semblaient si étanches l'un à l'autre....

 

 

Tatiana et Valery nous ont appelés dans la journée, ils ont absolument tenu à nous réserver un hôtel à Blagovietchenka. L’hôtel Central. Pourquoi ils n’arrivent pas à nous laisser nous débrouiller ?… Blagovientchenka est une petite ville avec quelques rues goudronnées et des rues de traverses couvertes de poussière brunâtre.

 

Il n’y a qu’un hôtel, il ne devrait pas être difficile à trouver. Lena demande à une dame qui vient probablement d’aller chercher son petit garçon à l’école. Elle commence à essayer de nous expliquer puis elle dit quelque chose en désignant les places arrière. Lena me traduit et je lui réponds « bien sûr qu’elle peut monter ! » Nous voilà donc avec une mère et son fils dans la voiture et elle en train de nous guider. Ils habitent tout près de l’hôtel. Il faudra parcourir plus d’un kilomètre avant d’arriver devant l’hôtel Central. Tant mieux pour la dame et son fils qui descendent de la voiture avec nous : le service aura été réciproque !

 

A l’accueil une femme nous attend dans une loge en verre. Je redonne mon passeport qui me sera rendu le lendemain matin car il leur faut aller dans un bureau spécial pour m’enregistrer. Si j’ai bien compris. Notre chambre se trouve juste en face la loge, au rez-de-chaussée… Nous entrons et une odeur de plastique me prend à la gorge. Cela, plus le rez-de-chaussée : j’ai l’impression de devenir claustrophobe… Je demande si on peut changer de chambre. La femme, déçue ou blessée, me dit « Mais pourquoi vous voulez changer de chambre ? » Mince… Est-ce que je ne  serais pas en train de refuser leur meilleure chambre ?… Et puis cette odeur de plastique semble être le signe que la chambre a été refaite il y a peu… Un lino tout neuf probablement… La première réaction est alors contestée par mon désir de ne pas passer pour un « chieur » de Français… Je ne vais pas commencer par me laisser aller à ce penchant là…. D’autant plus qu’il s’agit d’un petit appartement : la chambre avec un grand lit ; un grand salon avec deux larges canapés… une  fenêtre, côté chambre, une autre côté salon, une table avec une bouilloire électrique, un frigo… Finalement, elle ne demande peut-être qu'à être aérée cette chambre… Nous posons nos valises et ouvrons les fenêtres… Ca ira bien comme ça.

 

Quelques minutes après la réceptionniste frappe à la porte pour nous dire que des personnes de l’administration de la ville souhaitent nous rencontrer. Nous les invitons à entrer dans notre « salon ». Comme c’est la règle en Russie, ils enlèvent leurs chaussures en entrant... Andrey Ginz et Marina Ponomareva sont assistants du chef de l’administration, lui aux relations publiques, elle aux affaires économiques. Ils ont été contactés par l’agence de Valery et Tatiana, et ils nous proposent de nous faire visiter la ville le lendemain… Ce n’est pas ce que j’aurais fait si j’avais été un touriste indépendant, mais c’est vrai qu’ainsi, nous sommes certains que nous visiterons des endroits intéressants. C’est aussi la limite du voyage en totale autonomie. Si vous avez acheté un guide touristique, vous allez vous y conformer. Mais s’il n’y en a pas, comme c’est le cas dans cette région, comment faites-vous ? Nous prenons donc rendez-vous pour le lendemain matin…

 

Comme, d’après la réceptionniste, il n'y a pas de restaurant à proximité, Léna me propose d’aller faire quelques courses. Pendant ce temps je pourrai travailler à l’écriture des jours précédents. Le retard s’accumule, il faut réagir. Dans la chambre-appartement nous mangerons, une heure plus tard, des purées instantanées, des charcuteries, des fromages avec un pain sombre, et nous en profiterons pour finir la bouteille de vin italien qu’on a ramené hier soir du restaurant. L’odeur du plastique a disparu, ou nous nous y sommes habitués. Dehors il fait frais et la rue est déserte (impression ramenée d’une pose cigarette)… Mais peu nous importe maintenant le temps qu’il fait dehors, nous avons fermé les rideaux…

 

 

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Vendredi 19 octobre 2012, Blagovietchenka

 

Nous n’aurons jamais investi un lieu comme ces deux pièces à l’hôtel « Central ». Voici le petit déjeuner sur la table, avec sa bouilloire, son frigo, tout à portée de main. Plus tard, la table nettoyée, mon ordinateur remplacera les tasses. Ces tasses d’ailleurs qui m’ont été offertes lors de précédentes visites. Lena s’en va s’installer sur le grand canapé en cuir, derrière moi, pour lire, les jambes repliées vers ses hanches. Nous pourrions rester là une semaine…

 

A midi nous sortons pour aller déjeuner. Il fait un agréable soleil, l’air est frais, les rues animées mais paisibles. Pas d’embouteillage, pas de stress. Les voitures ne sont pas les gros 4x4 de luxe et les berlines allemandes qu’on a vus à Barnaoul. On roule ici modeste et bien des modèles soviétiques sont encore en usage. Quant aux élégantes, elles n’ont rien à envier aux urbaines, les talons sont aussi hauts, qu’ils soient de bottes ou de bottines, et la jambe s’allonge assurée vers l’avant.

 

 

 

 

A l’angle d’un pâté de maisons, un quai de gare routière brasse une grande variété d’hommes et de femmes de tous âges. Les bonnets couvrent les oreilles, les foulards quand il s’agit de vieilles dames. C’est ainsi qu’on voit l’hiver poindre son nez : les oreilles se couvrent… Il y a aussi cette étrange impression que je ressens à marcher sur les larges trottoirs en terre poussiéreuse et totalement plats… Je connais cela… D’où ? Le cinéma, encore ?… Il me vient l’envie de revoir le film « Dont Come Knocking » de Wim Wenders, où une ancienne idole du western, Howard, interprété par Sam Shepard, se rend à Salt Lake City à la recherche d’un fils qu’il n’a jamais connu… Salt Lake City… Cette Blagovientchenka où nous sommes pourrait bien s’appeler Salt Lake City  puisqu’elle est sise elle-aussi près d’un lac salé qui fait quand même, nous dit la carte, 36 kilomètres de long…. Mais je regarde le film de Wenders et il y a bien un écart, important, à commencer par ces montagnes qui fendent toujours l’horizon côté américain…. les steppes ne se ressemblent pas… Il n’y a pas de trottoirs poussiéreux au bord des routes… Sont-ce alors des souvenirs d’Algérie ? Mais non, les façades n’ont pas cet air usé, battu par les vents, dont j’ai le souvenir dans le sud est algérien que j’ai connu… C’est un autre monde, certes, avec néanmoins des résonnances semblables à d’autres lieux parcourus ou aperçus…. Mais où ?

 

Nous entrons dans le restaurant que nous a indiqué la réceptionniste de l’hôtel. On ne vient pas ici pour passer du bon temps mais pour manger. D’ailleurs les clients sont des travailleurs qui n’ont probablement pas le temps de rentrer manger chez eux. La salle est pleine de monde. Une table se libère, nous l’occupons aussitôt. Après, il faut aller à un comptoir pour commander ses plats, et attendre qu’on nous les apporte. Je prendrai une escalope de porc recouverte de fromage et de crème, Lena prendra un poisson qu’elle se souvient avoir mangé souvent pendant l’époque soviétique, et que j’ai du mal à identifier. Du « Mintaï » me dit-elle, qui sera traduit « morue du pacifique occidental » selon certains traducteurs, « Lieu Jaune » pour d’autres. C’est peut-être la même chose en fait, de la morue … Nous boirons avec cela du Thé pour Léna et, pour moi, ce que les Russes appellent « compote ». Non notre compote de pomme, mais cette boisson très quotidienne, qui remplace l’eau, car presque jamais un Russe ne boit de l’eau pure, et qui est un sirop léger dans lequel ont cuit des fruits.

 

Après quelques minutes, deux femmes nous demandent si elles peuvent s’asseoir à notre table. Nous ne pouvons bien sûr refuser : notre table exhibant les deux dernières places vides du restaurant. Lorsqu’elles ont compris que nous parlons français elles engagent la conversation. Elles veulent savoir, bien sûr, ce qu’on est venu faire là et, comme d’habitude, elles sont surprises qu’on puisse s’intéresser à leur région... Surprises et en même temps ravies. Nous apprenons qu’elles sont coiffeuses. L’une nous dit qu’elle est déjà allée en Italie, l’autre n’est jamais allée à l’étranger. Comme elles s’intéressent au livre que je suis venu écrire, je leur laisse l’adresse de mon blog. Est-ce que j’aurais pu leur poser d’autres questions ? Comment est la vie ici ? De quoi les coiffeuses parlent avec leurs clientes ? Je découvre aujourd’hui que je ne leur ai posé aucune de ces questions… Peut-être ai-je senti qu’on n’aurait pas le temps pour ces conversations ? Ou peut-être que ce n’était pas cette réalité là que j’étais venu chercher ? Le voyageur est parfois superficiel… Ou alors cet instant de sympathie, avec ces personnes qui n’ont probablement jamais vu un Français dans leur ville, est peut-être suffisant pour leur faire sentir que les temps changent, et qu’enfin ces régions refermées sur elles-mêmes peuvent maintenant s’ouvrir sur le monde ?

 

Nous sortons peu avant deux heures. Il faut nous dépêcher car on risque de nous attendre. Oui, en effet, ils sont là. Andrey avec sa moustache et son costume, Marina avec son anorak et sa grande discrétion... Nous allons commencer par aller dans un bureau de leur administration où je pourrai envoyer sur le net les nouvelles pages de mon blog. On appelle un technicien pour connecter mon ordinateur sur le réseau. En cinq minutes c’est fait...

 

Une Niva Chevrolet toute neuve nous attend devant les locaux de l’administration. Je croyais que l’ancien 4x4 de chez Lada avait disparu. Il a seulement changé de marque… Une marque de l’américaine Général Motors. Pour le seul modèle de voiture qu’exportait la Russie soviétique, c’est quand même une étonnante révolution… J’apprends que notre premier objectif est la visite d’un lac salé, le plus petit des deux.

 

 

En traversant la ville nous découvrons qu’un peu partout des hommes et des femmes sont en train de nettoyer des pelouses, en y enlevant les feuilles mortes et les papiers.  Andrei nous explique que tous les vendredis, les habitants de la ville, fonctionnaires ou non, ont l’obligation de nettoyer les trottoirs et les espaces verts. Il est assez fier de cette mesure et nous explique qu’il appartient à la nouvelle équipe politique qui dirige l’administration. Il nous parle des locaux de la Mairie qui étaient dans un terrible état et qu’ils ont déjà commencé à restaurer, il nous parle de cette mesure pour faire participer les habitants à la propreté de la ville, d’autres restaurations qu’ils ont entreprises. « Vous verrez, me dit-il, la prochaine fois que vous reviendrez chez nous, vous ne reconnaîtrez plus rien ! »

 

 

Nous traversons une grande place dominée par un Lénine furibond qui indique une direction d’un doigt autoritaire. Un homme marche dans la direction opposée, on dirait qu’il le fait exprès pour énerver davantage le grand-père du peuple. « Pauvre Lénine, laissé-je échapper  à voix haute, qui est venu chercher la syphilis chez les petite femmes de Pigalle… – Qu’est-ce que tu dis ??  Me demande Léna un peu choquée – Ben tu ne savais pas que Lénine avait la syphilis ? – Oh non, on ne nous a jamais parlé de ça ! – Ah !… »   Je conclus dans le doute : « faudra que je vérifie…. » Je trouverai pourtant bien dans Wikipedia : « Cependant, des documents rendus publics suite à la chute de l’URSS, ainsi que les mémoires des médecins de Lénine, évoquent un traitement pour la syphilis dès 1895 », - Date qui me donnera tord puisque Lénine a habité Paris de 1908 à 1912... La France serait donc étrangère à cette contamination…

 

A la sortie de la ville, nous nous garons derrière une Logan grise qui nous attend. Ils s’échangent quelques mots et la Logan démarre. Nous la suivons. Après quelques kilomètres de route, nous nous engageons dans des pistes de terre qui semblent recouvertes d’un duvet de neige. Le sel affleure à la surface quand le sol n’est pas recouvert d’herbe, - une herbe devenue jaune, peut-être du fait de la saison, ou à cause de la sécheresse de l’été… Heureusement le sol est sec, ce qui permet aux deux voitures d’avancer sans mal. La Logan prend de l’avance, son conducteur n’a pas l’air de craindre les creux et les bosses et fonce devant lui. Après une dizaine de minutes, nous la rejoignons car elle s’est arrêtée au bord d’un bassin totalement vide, seulement recouvert par la blancheur du sel… Cette fois on a vraiment l’impression d’être face à un paysage de neige. Du coup, la vision de ce lac vide mais couvert de ce duvet de sel est agréablement déstabilisante… Car ce lac n’est pas vide, il contient du blanc… Avec le jaune-marron, tout autour, de l’herbe, qui me fait penser à la lande des côtes sauvages en Bretagne, le lac ressemble à une mer qui se serait soudain figée, comme recouverte d’une écume blanche, silencieuse et statique…

 

 

 

Le lac est bien sec, on peut sans problème y poser les pieds. Les pas laissent leurs empreintes, comme ils le feraient sur un sol neigeux… Nous pensons à de l’écume blanche, nous pensons à la neige, et pourtant, ici, il n’y a que sel et sécheresse, le cauchemar d’un homme perdu dans le désert ou sur à un sol lunaire…  

 

 

Les voitures repartent. Nous traversons à nouveau une lande jaunâtre et finissons par arriver devant un troupeau de chameaux…. L’homme qui conduit la Logan est en fait le gardien des chameaux. Son visage témoigne de son appartenance aux populations originales de Sibérie. Les chameaux semblent compléter l’étrange imaginaire suscité par ce paysage de sel et de lande… Oui, le désert n’est pas loin... Et en voici maintenant les infatigables marcheurs qui broutent paisiblement. Je vois leur gardien et Marina et Andreï regarder ce troupeau avec un grand scepticisme. Ces chameaux sont en effet un doux mystère. Leur propriétaire en avait acheté quelques uns par caprice. Ne sachant pas quoi en faire il les a laissés là. Et les animaux se sont plu et même ont commencé à se reproduire… Connaissant les climats de cette contrée, je me demande soudain comment ces animaux passent l’hiver. Serait-il possible qu’ils puissent survivre sans abri ? En tout cas, à force de vivre là en toute liberté, les camélidés, peut-être de cette espèce un peu à part qu’on appelle « chameau de Tartarie (Camelus ferus) », est redevenu sauvage… Le problème d’Andreï et de ses collègues, conscients que ce troupeau pourrait devenir une sorte d’attraction, c’est : « qu’est-ce qu’on pourrait bien en faire ? »

 

 

Andreï s’explique : « On a bien fait des projets pour développer le tourisme comme ils l’ont fait à Yarovoïe, mais les investisseurs n’ont pas répondu… Du coup on ne peut rien faire… » Alors je m’étonne un peu, je lui dis « Mais ce serait très facile de développer ici une sorte de tourisme bon marché. Vous installez un camping gratuit, vous n’avez qu’à construire des WC et une alimentation d’eau ! Et puis vous faites appel à des personnes qui savent dresser les chameaux, et, sans leur demander d’apport financier, vous commencez par les laisser utiliser gratuitement les chameaux. Ils vont les dressent, puis vont commencer à organiser des randonnées autour du lac. Il n’y a pas besoin d’investissements, il n’y a besoin que de savoir faire ! Peu à peu celui qui organise les randonnées va se constituer un petit capital qui lui permettra d’acheter les chameaux et de développer lui-même la construction des structures d’accueil ! » Mais, le voyant pensif, je me dis que ce n’est peut-être pas ainsi qu’il imagine le développement économique. Il reprend « Si nous avions des investisseurs, ils pourraient payer des impôts et cela permettrait de développer la région ». Alors je me dis qu’il va un peu vite en besogne, et qu’avant de songer aux impôts, qui viendront certes un jour, il faudrait peut-être laisser le temps à l’activité de devenir rentable…

 

Mais en même temps j’ai l’impression que mon expérience concrête de l'économie, ne serait-ce que familiale, a façonné une culture, une imagination dans ce domaine, qui est peut-être en totale contradiction avec la sienne... Il faut se méfier de ce qui nous apparaît des évidences. Elles sont peut-être les pires des pièges. Alors je n’ai pas insisté, laissant aux spécialistes le soin de s'occuper de ces questions...

 

Mais quand même, ces chameaux qui sont là, avec ces grands espaces sauvages à côté… Vous mettez sur le coup un couple de la même trempe que Sergueï et Larissa de Sintelek et vous allez voir comment tout ça va se mettre à bouger ! Je n'ai fait que le penser... que le souhaiter...

 

Nous sommes remontés en voiture et revenus sur nos traces. Andreï estime que ces petits lacs ne sont pas très intéressants touristiquement, que le grand lac de Kouloundinskoïe l’est beaucoup plus. Les gens en effet vont s’y baigner pendant l’été. L’eau salée a des vertus thérapeutiques et, en outre, c’est intéressant pour les enfants précise-t-il, car, sans profondeur, il n’y a pas de risque de noyade. Enfin il y a aussi les bains de boue, très bons pour les affections de la peau et pour les articulations… Mais la question revient toujours : comment développer le tourisme sans investisseur ? La commune n’a pas les moyens de construire les installations qu’il faudrait...

 

Lorsque nous rejoignons la route principale, une Volga blanche nous attend au carrefour. Andrei m’explique qu’on va changer de voiture, qu’on n’a plus besoin du 4x4. Nous sortons donc de la Niva et je profite de la discrétion proposée par un champ de jonc pour aller m’alléger de quelques solutions intimes. Voilà comment les sels circulent… Je me retrouve alors sur un magnifique point de vue : des milliers de plumeaux de joncs, un ciel couchant agité de nuages et une route dont les voitures affleurent à peine de la laine des joncs. Je me dis que, si une voiture un peu particulière, peu importe de quelle façon, pouvait passer, cela pourrait faire une photo intéressante. J’attends. Ils m’attendront aussi… Et voilà qu’une Trabant, ou autre sœur soviétique, entre dans le champs ! Emu j’appuie deux fois… Oui ! Super !… Les deux sont bons, il n’y a qu’à en choisir !

 

Une bonne photo peut parfois ne dépendre que d’une simple envie de pisser…  

 

 

Nouvelle Volga. Nouveau chauffeur. Celui-là n’a qu’un seul défaut, c’est de pousser à peine trop le chauffage. Je suis à l’avant. Le ciel est gris maintenant, lourd, le temps se détraque. Nous arrivons près d’une grande ferme. La voiture se gare face à un long château d’eau famélique réservé aux usages de la ferme. Un homme nous attend. Il porte un costume, chemise blanche, cravate verte, manteau en cuir, et pourtant c’est le fermier…  Semyon Eisenkrein un fermier ? Un chef d'entreprise plutôt ! Cela correspond mieux à son habit et à la ferme qui a pour nom "Entreprise Telmanovskiï".  Semyon a un visage à la peau fatiguée mais il garde un œil vif, voire même un peu rusé. Son entreprise comporte différents élevages : vaches, porcs, canards. Mais ce n’est pas pour cela que nous sommes ici, c’est pour visiter l’élevage prestigieux de ses chevaux. Et quels chevaux ! Des futurs champions qu’on trouvera sur les terrains de courses de Russie ou d’ailleurs. Des trotteurs…

 

 

 

Semyon Eisenkrein nous conduit vers l'entrée du bâtiment qui fait immédiatement penser à un ancien kolkhoze, c'est-à-dire une écurie tout en longueur avec des fenêtres de chaque côté… Sur la droite, il nous explique que le portique que l’on voit sert à entraîner les chevaux. C’est une sorte de manège avec des barres qui sortent d’un axe tournant. Chaque cheval est attaché au bout d’une barre et on les fait tourner en rond, au trot probablement. C’est leur entraînement. Il nous dit que les chevaux doivent courir 20km par jour. Elles doivent avoir le tournis ces pauvres bêtes ! Dans l’écurie une allée centrale bordée par des box. Les têtes des chevaux guettent notre entrée car le muret de chaque box laisse un espace ouvert sur le dessus. Les yeux brillent dans la relative obscurité, les naseaux s’ébrouent… Soyeuse intimité que celle des chevaux… Qui les a fréquentés n’oublie jamais cette douceur de leurs bruits et leurs mouvements, ni même cette odeur qui n’a rien à voir avec celle, lourde et aigre, des ruminants….  

 

Semyon nous présente chacun de ses futurs champions. Il en connaît le nom, la race…. Le prix. Par exemple, ce trotteur anglais, Berkut (« Aigle Royal »), vaut un million de roubles nous dit-il… Oups… J’espère que c’est le futur prix de vente… Il ouvre la porte d’un cheval sur deux, nous présente Marimede, Beatrice, des trotteurs anglais ; puis Cabaliero, Progrès, des trotteurs américains ; et enfin Roussia,  Cristal, Maximum, Solotok, des Orlov, les fameux trotteurs Russes. Pour certains, on sent la fierté que le cheval lui inspire. Il pénètre alors dans le box, caresse la bête qui recule un peu effrayée par ces visiteurs impromptus. Il y a de l’effroi dans leur regard… Quelle personnalité il faut donc avoir pour devenir un futur champion ?... Certainement un peu de méfiance, et le sens du défi… Pas le genre certainement à devenir votre copain au premier regard…

 

Mais il nous reste encore une visite, Andreï nous presse, nous n’aurons pas le temps de les saluer tous. Nous repartons donc à la Volga dont le chauffeur nous attend. Pendant toute notre visite, un jeune homme, à l’extrémité de l’écurie proche de la voiture, a délié des bottes de paille, et fait différents travaux de ferme. Il n’a pas vingt ans. Il travaille à son gré, sans s’arrêter cependant… Peut-être a-t-il le droit, parfois, de chevaucher un de ces champions pour lui faire voir un peu de pays ?… Alors il doit être heureux… Ou alors restent-ils, aussi bien lui que les chevaux, chacun à sa tâche, lui palefrenier, et les futurs champions à leur entrainement : écurie, manège, 20 km en rond, écurie… Pas la même conception du bonheur…

 

 

Nous revenons un peu en arrière sur la route principale et prenons une piste sur la droite, en terre. Curieusement elle ne comprend pas beaucoup d’ornières et je me demande par quel mystère, - sachant comment les routes de nos champs se creusent peu à peu sous les roues des véhicules… Le chauffeur de la Volga appuie virilement sur son champignon. Je regarde le compteur, 80, 90… Personnellement je n’aurais pas dépassé les 60km/h. Mais bon, si personne ne dit rien, c’est que ça va. Parfois il ralentit brutalement et oui, il a raison, voici une bifurcation, et les traces s’entrecroisent et se creusent… Et puis il accélère, monte les vitesses, et la grande Volga et son archaïque prestige s’envole comme la poussière derrière elle. Je demande son nom au chauffeur, c’est Sergueï. Je lui dis qu’il devrait faire le Paris Dakar ! Il sourit, ce n’est pas souvent qu’on lui prête attention. Ben il le mérite, on est en retard, il accélère et assume l’état des routes ! On ne va pas se plaindre, c’est pas tous les jours qu’on a l’impression de courir un rallye ! En tout cas, c’est quand même incroyable de pouvoir rouler si vite sur des routes pareilles. Il faut quand même qu’elles soient entretenues non ? Je n’ai pas posé la question…

 

On fera ainsi plus de 10 kilomètres.  Autour de nous c’est une lande d’herbe rase tranchée de quelques barres de bouleaux… La route est toute droite, sauf deux virages, et, au bout de la dernière ligne droite, le village de Baïegamout. Nous arrivons directement à un bâtiment d’un étage, en briques peintes en blanc, l’école. Une assemblée nous attend sur le parvis. Des enfants, des professeurs, tous en tenue traditionnelle. Car Baïegamout est un village de Kazakhes qui aurait été fondé en 1720. Dès que nous sommes sortis des voitures, toute l’assemblée entonne une chanson de bienvenue accompagnée par un accordéon. La mélodie est joyeuse et les voix des enfants lui apportent une fraiche clarté. Quand nous arrivons devant eux le chant cesse et une femme vient à nous en jetant des poignées de bonbons tandis qu’une autre nous tend une assiette de gâteaux ronds qui ressemblent à des choux à la crème. Une troisième, la sous-directrice de l’école, nous adresse des mots de bienvenue. Alors qu’une partie des enfants rentre dans l’école, on nous conduit le long d’une allée vers une Yourte installée sur le gazon devant l’école et qu’on nous présente comme la « maison nationale Kazakhe ». A l’intérieur, c’est comme un salon d’accueil, des tapis partout, une table basse, des costumes en exposition sur les parois. On me montre quelques accessoires de la coutume des bergers nomades, comme ce sac en velours vert sombre orné de tissus et de franges dorés qui servait à mettre les cadeaux qu’on allait offrir, ou cet instrument de musique, assez voisin du saz turque. On me fait essayer un jeu de gros osselets avec lequel on pourrait gagner un cheval si on jouait sérieusement. Après trois essais je me rends compte que si j’avais été un vrai joueur, non seulement je n’aurais pas gagné de cheval, mais j’aurais certainement perdu le mien et dû rentrer à pieds… Vraiment, ici, ça peut être très dangereux d’être un joueur sans adresse…  

 

 

Nous allons maintenant à l’intérieur de l’école. Le couloir est peint du sol au plafond d’un audacieux mélange de bleus, de verts, d’oranges et de jaunes ! Puis nous entrons dans une salle aux murs couverts de photos, de textes, de documents divers, de dessins, et cela jusqu’au plafond. C’est le Musée de l’Ecole ! On me présente quelques grands hommes aux mêmes yeux asiatiques que les personnes présentes mais à la barbe et aux moustaches proéminentes. J’ai oublié qui ils étaient, mais je me souviens qu’ils n’étaient pas particulièrement des héros, l’un pouvait être revenu de la guerre, l’autre avoir été Maire… Tout cet abondant archivage en vitrine n’est probablement pas fait pour passionner un touriste français car le mot est plus abondant que l’image. Mais en même temps cette quantité de matériel pour un si petit village a quelque chose d’assez surréaliste. Un jeune garçon me mitraille très sérieusement de déclics photographiques, se plaçant juste en face de moi pour ne pas risquer de me rater. Du coup il figurera sur tous mes clichés. Je me rends compte à quel point c’est emmerdant un photographe et j’en profite pour avoir une pensée de regret envers tous ceux que j’ai ainsi torturés. Qu’ils me pardonnent !  

 

 

 

Enfin, nous passons dans une grande pièce où on nous proposera quelques rafraichissements. Le professeur de musique, pourvu d’un autre saz, ainsi que l’accordéoniste, nous interpréteront quelques chansons en Russe et en Kazakh. Des femmes viendront chanter ensuite, accompagnées par l’accordéoniste, puis deux jeunes garçons dont l’un a un air extrêmement sérieux. Cela tranche avec la gentillesse, le sourire et la bonté évidente de tous les adultes autour de nous. Il faut dire que l’introduction de l’accordéoniste était quelque peu brouillonne et l’enfant n’arrivait pas à trouver le point de départ. Il avait bien raison de ne pas être content ! S’il faut chanter pour des étrangers, autant savoir par quel bout commencer, vous conviendrez !

 

  

 Cette fois, il semblait qu’Andreï devenait vraiment impatient ! On était attendu à souper par le chef de l’administration, il allait nous attendre ! Je ne pus m’empêcher cependant de demander qu’on me chante une autre chanson, vœu qui me fut retourné lorsque quelqu’un apprit que j’étais aussi chanteur. On m’amène alors une guitare fort désaccordée que j’ai bien du mal à ramener à l’ordre et je leur fais deux chansons du répertoire classique : une Gainsbourg et une Jacques Brel. Et puis tout va très vite, les mercis, les cadeaux (je reçois un livre de poèmes en Kazakh écrit par le directeur de l’école qui, hélas, n’est pas là, et un chapeau Turk), les au-revoirs, et tous ces beaux sourires, si doux, si « honnêtes » ai-je envie de dire, sans savoir pourquoi, et nous nous retrouvons dans la Volga qui se remet à foncer sur la piste de poussière tandis que le chauffage émet un air lourd qui m’emporte, malgré les quatre-vingt-dix à l’heure et les secousses, dans une suite colorée de rêves intermittents…

 

La Volga s’est garée devant un large établissement à la façade aveugle éclairée d’une lumière noire… Tout engourdi de chauffage je me laisse absorber dans l’établissement qui se révèle un restaurant. De beaux sourires nous accueillent et on nous conduit dans une salle particulière assez longue où se trouve un billard russe et une longue table déjà mise. Andrey ne nous a pas pressé pour rien, Andrey Guintz, le Directeur de l’administration est là qui nous attend… Il y a avec lui Evgueni Guermach médecin chef de l’hôpital et un collègue à Andrey et Marina, troisième assistant du chef de l’administration. On ouvre une bouteille de vodka parfumée à la menthe, faite en Finlande… Un toast, on trinque, on boit. Mais pourquoi cette vodka ? La Russe est bien meilleure ! Ils sont très aimables et je n’ai pas senti cette distance de l’étiquette qui, d’habitude, était le premier visage de mes interlocuteurs institutionnels.

 

 

Le repas n’est pas aussi prestigieux que celui de Monsieur Chetinine, mais quand même, on y trouve dès notre arrivée une abondance d’entrées diverses : salade de légumes, assiette de fruits découpés, saumon fumé toujours aussi excellent, bœuf séché et fumé, une sorte de Brezi comme on l’appelle en France, salamis, salades grecques, olives… Je me demande si cela va être un buffet, une sorte d’apéritif dinatoire…  Mais non, d’autres plats suivront… On mangera successivement la soupe « Okrochka », une des curiosités russes, une soupe froide comprenant viande, kvas (kefir), œufs, concombres, pommes de terre, et sur laquelle on rajoute de la crème fraîche qui a bien du mal à fondre. Et puis des chachliks (brochettes, grillades) sont venus constituer le plat principal, accompagnés de frites. Côté boissons, une vraie vodka russe a fait oublier la Finlandaise, et une bouteille de vin rouge l’accompagnera. Mais nos hôtes ont poursuivi la vodka pendant tout le repas. Après le troisième que je m’étais autorisé, j’ai bien du mal à résister à la proposition de nouveaux toasts. Pas question de retourner à l’hôtel en marchant de travers, l’amour a besoin de droiture…. Donc j’ai retourné mon verre… Mais cela ne sert à rien, le voilà à nouveau debout dans les doigts d’un Andrey… ou d’un Génia… Alors, je négocie une petite goutte, que je ne boirai qu’au toast suivant. J’éviterai ainsi la débâcle, sans avoir eu cependant l’impression de ne pas partager la soirée avec eux. Je ne jouerai pas ce soir au stoïcien, juste à l’Epicurien, et ce sera la bonne mesure, à mi chemin entre abstinence et naufrage…

 

Je suis donc assis en face d’Andrey Guintz. Il m’a remercié d’être venu visiter sa région. Une région c’est un secteur politique et administratif dont la taille est comprise entre comité de commune et département. Il me demande ce que j’ai pensé de la ferme des chevaux. Je lui réponds que j’y ai vu de très beaux pensionnaires mais qu’il aurait mieux valu les voir courir pour en apprécier les qualités et la grâce. Il me dit qu’en effet, il est très fier de leur écurie qui est, à ses yeux, le fleuron de sa région. Je me dis que je verrais bien cet homme, avec son élégance à la manière d’un personnage de Maupassant, aimer jouer aux courses… Alors sûr que cet élevage doit susciter chez lui passion et fascination, et il ne serait pas surprenant qu’il soit partenaire du projet…

 

Andrey, l’autre, notre guide de la journée, me propose une partie de billard. J’hésite, ne connaissant pas les règles et n’ayant pas joué au billard depuis un nombre indécent d’années… Il me convainc d’essayer et me voilà une queue entre les mains… A départ, cela peut ressembler au billard français, sauf que ça n’a rien à voir. Les boules, assez lourdes, ont une inertie comparable, mais semblent indifférentes aux effets. Et puis les contreforts des trous sont beaucoup plus étroits que pour le billard américain. Ce qui fait que pour entrer dans un trou, il faut que la boule arrive bien face, sinon elle rebondit et fonce ailleurs. Andrey me mettra évidemment une raclée, mais la partie n’a pas été sans quelques rebondissements, par exemple lorsque j’ai marqué une boule sans m’en rendre compte !

 

 

Nous avons fait, avant de nous séparer, cette photographie à la lueur des lampes du billard. Elle est le reflet d’une soirée sympathique. On s’est séparé comme des amis, à discuter des groupes de rock des années 70-80 en buvant les dernières larmes d’un café…

 

Andrey a tenu à nous faire voir un point de vue intéressant sur la ville. Sergueï le chauffeur était de retour avec la Volga. On voyait que mon compliment à propos du Paris Dakar l’avait marqué, on ne se regardait plus comme des inconnus. Après quelques kilomètres, la Volga s’arrête et Andrey me montre son panorama… Comme le ciel est couvert, la nuit est d’un noir d’encre et, comme il n’y a aucune altitude dans cette steppe, la ville ressemble à un trait de lumières jaunes et blanches… 

 

Pas un ruban… Un trait… Un trait… Celui qu’il me faudra bientôt faire sur mon voyage ? Sur tous ces gens que j’ai rencontrés ? Sur la présence de Léna et ce merveilleux road-movie à amoureux ? Et enfin sur ma présence dans ce pays qui m'a parlé partout comme à un ami et, le soir, rentré à l’hôtel, comme à un amoureux… Pouvais-je maintenant me dire que j’allais bientôt le quitter à jamais ? Non. Le panoramique de cette ville, c’était un trait, oui, mais un trait de lumière, et, de toutes façons, l’aube reviendrait le lendemain matin, effaçant toute cette pénombre…

 

 

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Samedi 20 octobre 2012, Mamontovo

 

Le lendemain, au matin, Andrey avait décidé de revenir nous chercher pour aller visiter Kouloundinskoïe, le grand lac salé. Il a plu dans la nuit, de grandes flaques d’eau rôdent en face de l’hôtel. La grande Volga arrive. Sergueï, le chauffeur, me salue avec un franc sourire qui lui donne comme un nouveau visage (Il s’impose, d’habitude, une absence totale d’expression) et Andrey nous serre la main chaleureusement, nous parlant avec déférence et amitié.

 

Grande route. Cette fois dans la direction du nord. Nous passons d’abord au village de Chimolino où habite Marina, à quelques kilomètres du lac. La Volga repart et prend une route secondaire depuis le village. Nous longeons une voie de chemin de fer jusqu’à une usine. Andrey nous explique que l’usine utilise l’eau du lac pour en extraire certains sels qui serviront à fabriquer des sulfates. Je n’ai pas pu savoir la composition de ce sel, car les sulfates sont nombreux. En tout cas, près de l’usine, nous avons vu fumer des immenses tas de sel blanc qui seront ensuite chargés sur des wagons qui les conduiront dieu sait vers quelle destination de Russie ou d’ailleurs...

 

 

Le ciel couvert donne à ces installations une pesanteur eschatologique, avec ce voile rouge un peu rosé qui semble tout recouvrir…. Car, nous fait remarquer Andrey, de par les sels qu’elle contient, l’eau du lac est rouge. Un canal artificiel permet d’apporter l’eau du lac qui est ensuite pompée et introduite dans des bassins d’évaporation. La concentration augmente et un traitement non communiqué permettra, à l’intérieur de l’usine, de séparer l’eau des sels. L’eau ainsi filtrée sera ensuite rendue au lac.

 

Cet aspect de l’utilisation des eaux du lac n’est pas la plus séduisante pour le tourisme ! L’usine disparaît dans notre dos et nous allons plus avant dans la lande sablonneuse qui entoure le lac. La route, encore goudronnée, est néanmoins couverte d’un sable rougeâtre et, à mesure qu’on approche du lac, on discerne son étrange couleur rosâtre qui, sous le ciel couvert, donne à l’ensemble du paysage une couleur particulièrement inhabituelle, quelque peu irréelle. L’impression d’être entré dans un film de science fiction persiste.

 

 

 

La Volga s’est arrêtée. Le vent souffle et il semble que la température n’arrête pas de chuter. Marina a fermé le zip de son anorak et monté la capuche. Sergueï frissonne sous sa veste de chauffeur et, pendant que je fais des photos, Andrey continue à donner des explications à Lena sans prendre garde que je ne suis pas là pour attraper quelque détail qui pourrait, aujourd’hui, nourrir mon récit. Nous nous sommes arrêtés sur un littoral orné d’une sorte d’embarcadère métallique, portique recouvert de planches de bois et qui permet de s’avancer au dessus de... là où devrait être l’eau. On pourrait imaginer les enfants s’en servir comme plongeoir, mais c’est hors de propos. Pendant des centaines de mètres il n’y a que de vagues flaques d’eau séparées de sable humide. Beaucoup plus loin le sable disparaît mais l’eau reste peu profonde, quelques centimètres de fond, qui doivent permettre, l'été, de se mouiller les fesses. Alors à quoi sert-il ce ponton ? Même un pédalo ne pourrait pas en approcher l’extrémité. Il ne semble posé là que pour qu'on le prenne en photo. Et je ne m’en prive pas, mettant Lena à contribution… Alors, cette femme revenant d’un lointain désertique, et parcourant des pontons sans fonction vers notre direction : quelle métaphore pourrait-on puiser de cela ?… Je n’en sais rien… Il faudrait peut-être demander au modèle si cela évoque quelque chose pour elle ? En tout cas elle approche… vers nous… vers moi… Viens Lena approche encore, et encore.... de l’autre côté du miroir, le monde est gigantesque…

 

 

 

En repartant c’est le chauffeur, Sergueï, qui précise que l’été, les gens vont plutôt au bord du canal qui mène à l’usine et qui longe la route, sur notre gauche. Car il y a plus de fond et cela évite de parcourir 500 mètres pour avoir assez d’eau pour se baigner. L’eau du lac ajoute-t-il est plus salée que celle de la mer morte ! L’eau vous porte tellement que ça en devient difficile de se redresser, car vos jambes peinent à s’enfoncer dans l’eau tellement leur pouvoir flottant est grand. Il nous dit aussi que c’est dans le canal que les gens trouvent les boues qui leur permettront de se faire un masque noir sur tout le corps.

 

Déjà nous sommes sur le retour, car nous devons rejoindre Mamontovo ce soir… Nos bagages ont rejoint le coffre de la Nissan. Nous saluons Andreï, Marina et Sergueï le chauffeur qui nous attendent comme des amis qui ont envie de passer les derniers moments avec nous… De mon côté je songe qu’ils seront probablement mes derniers guides. La semaine prochaine sera consacrée aux travaux de synthèse, les rendez-vous de bilan, une conférence devant des étudiants puis devant des journalistes… Alors c’est un peu la fin de ce long périple dans l’Altaï que marquent ces serrements de mains…

 

Les flaques d’eau sous nos pieds n’annoncent pas de grandes photos pour l’avenir… Et puis Lena repart après-demain… Sous ce ciel lourd, qui ne va pas tarder à laisser tomber des masses d’eaux, une menace plane, la fin de « La Marge » comme le titrait André-Peyre de Mandiargues pour son plus beau roman… C’était aussi une histoire de voyage, c’était aussi une réalité provisoire, protégée de toute menace extérieure… Une période à l’abri des ennuis et des tracas… Mais il y a toujours une réalité qu’il faut rejoindre, et cette réalité serait moins dorée, forcément, puisque « Altaï » veut dire « Or », et, dans cette réalité, il n’y aurait pas cette jeune femme qui s’envole dans un ciel d’ors et d’ocres, - envol qui pourrait bien être la métaphore du bonheur…

 

Nous démarrons, ils nous font signe. Je ne me doute pas que je verrai Andrey la semaine prochaine à la conférence à Barnaoul. Mais néanmoins il gardera les clés de cet espace si fascinant qui ne nous laisse qu’un seul regret, celui de ne pas l’avoir connu en été. En effet, lorsque l’on sait que le camping sauvage en Sibérie est autorisé, j’en viens à rêver de revenir par une chaude nuit d’été dans la lande immense de ces bords de lac, et de m’immerger dans cette eau tellement porteuse que j’aurais l’impression de léviter… Quelle beauté prendrait soudain la voute céleste, se reflétant sur l’eau rouge du lac comme une nuée de lucioles sur un infini champ de pavots…

 

La route qui nous ramène à Barnaoul, est déjà un peu la route qui me ramènera en France. C’est donc une route tristounette, avec ses nuages et ses flaques d’eau, et puis, plus tard, avec sa pluie… Nous en perdons même notre langue. Un vent de tristesse souffle sur tout cela, et les kilomètres tournent, un par un sur le compteur, comme pour nous rappeler que le bonheur n’est jamais acquis, mais toujours à reconstruire, voire même, parfois, à inventer…

 

 

Arrivés à Mamontovo nous allons manger dans un petit restaurant qui semble le seul ouvert. Il n’y a qu’une seule table à l’intérieur et une famille y mange. On s’installe donc au bar. Il n’y a que deux tabourets dans le bar sur lesquels nous nous sommes assis sans nous douter du privilège que c’est. On commande  quelques plats classiques lorsque quatre jeunes hommes entrent en tenue de travail. Ils demandent s’ils peuvent manger et la serveuse leur dit qu’ils sont complets. Nous sommes huit dans le restaurant ! Les hommes, d’une trentaine d’années, commandent quelques bières, l’un d’eux un coca cola et ils s’en vont. Dix minutes passent et les six membres de la famille se lèvent de la table pour partir. Nous allons nous retrouver seuls dans l’établissement. On n’a pas pu s’empêcher de penser, avec Léna, que cette dame ne courait pas après le client !

 

Nous nous mettons alors en quête de cette pension de famille qu’a réservée pour nous Tatiana. Il faut se garer en face d’un supermarché et appeler un numéro. Une femme répond et nous demande de rester là à l’attendre. Dix minutes après elle sort d’une voiture, nous salue et nous demande de la suivre.

 

Elle nous fait garer sur un parking, au bas de deux immeubles. On prend nos affaires et on la suit dans la montée d’escalier. Au quatrième étage elle ouvre une porte blindée qui débouche sur un couloir et ouvre à nouveau une porte avec deux serrures. Nous entrons dans un appartement et laissons nos chaussures au début d’un parquet tout neuf. La femme, Olga, nous explique qu’à droite, c’est la cuisine collective, et nous présente notre chambre. Il s’agit d’un large couloir où deux lits sont alignés tête bêche. Dans la cuisine un couple et une jeune femme mangent en écoutant la télévision appuyée contre le mur de notre chambre. On pourra donc l’écouter sans problème depuis notre lit… Léna est enchantée… Dehors on entend la pluie tomber en bourrasques, le vent s’est déchaîné. Enfin, Olga nous fait visiter la salle de bains. Une seule salle de bains bien entendu puisque nous sommes dans un appartement ! Enfin, le prix sera le même que notre suite à Blagovientchenka et cent roubles de plus que notre chambre avec terrasse à Yarovoïe ! Avant de partir Olga nous dit que demain matin, lorsque nous voudrons partir, il faudra appeler son mari qui viendra chercher les clés. Il est policier ajoute-t-elle, il passera avec sa voiture de service ! D’accord… dit Léna d’une voix neutre. Il faut payer maintenant demandé-je ? Oui s’il vous plait ! Eh bien, payons…

 

Nous avons les clés, elle est partie depuis quelques minutes… Nous décidons de sortir immédiatement pour aller faire quelques courses. Nous allons vers le supermarché de tout à l’heure, il est à deux pas. Nous achetons une bouteille de vin blanc qui égaiera un peu nos pensées, quelques fromages, quelques plats à réchauffer. Nous achetons aussi deux rectangles de glace à la crème dont on m’a souvent vanté les délices. Un autre couple fait ses courses en même temps que nous. Je ne peux m’empêcher de les regarder. Ils ont un peu plus de vingt ans, leurs habits sont défraichis, comme s’ils n’en étaient pas à leur premières mains, et le pantalon du jeune homme est trop court... Leurs visages sont fatigués et surtout je constate à quel point ils sont maigres… Qu’est-ce que cela signifie ? Je voudrais les approcher, je voudrais tenter de savoir quelle est leur vie, pourquoi ils semblent si pauvres… Mais nous voilà déjà dehors, sous la pluie, et ils s’éloignent, tête nue, avec leur sac plastique à la main… « Qui donc réparera l’âme des amants tristes  » écrivait Léo Ferré...

 

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Vendredi 26 octobre, Barnaoul

 

 

Lundi, après une mauvaise nuit, j’ai ouvert les rideaux de ma chambre exiguë de l’hôtel Laletin et j’ai vu, par la fenêtre, la neige tomber… C’était donc pour ça les magnifiques lumières d’hier avec les façades peintes explosant au soleil tandis que, derrière, le ciel était presque noir !… La neige approchait et le ciel se remplissait de flocons… C’est ainsi qu’a commencé ma dernière semaine à Barnaoul…

 

 

 

Hier soir Lena est repartie vers Novossibirsk et moi vers la semaine de mes adieux. Valery est stressé, cette semaine aura lieu un évènement important pour lui et son agence : notre conférence à l’Académie d’Economie et de Tourisme. Il y aura bien sûr les étudiants en tourisme, mais aussi leurs professeurs, des représentants du gouverneur qui vont évaluer le succès de leur investissement (ben oui, ça coûte un français hébergé pendant deux mois !) et les journalistes ! Bref, je vais être jugé, mais aussi l'agence du « chasseur » qui a été missionnée pour piloter mon séjour !

 

Cette semaine je n’irai nulle part, les visites sont terminées. Je passe donc les après-midi à l’agence, dans une salle où travaillent deux jeunes femmes dont l'une semble stagiaire, l’autre plus confirmée… Il fait si chaud dans la salle que je suis un peu somnolent, et quand j’ouvre la fenêtre le froid fait chuter la température très vite et il faut refermer…

 

En plus de l’écriture de mes Carnets, Valery et Tatiana m’ont donné des formulaires à remplir : notes sur les hôtels que j’ai visités, questionnaire sur les attentes d’un français en matière de tourisme. Par exemple : « Quel budget un touriste français est prêt à dépenser par journée de vacances ? » Est-ce que c’est une question à poser à un artiste ? J’essaie de faire des réponses vraisemblables…

 

Chaque jour, à midi, Valéry nous conduit dans un restaurant qu’il appelle un « couscous ». Le couscous qu’il m’a fait goûter ne ressemble en rien à ce que nous connaissons en France ou au Maghreb. C’est plutôt une soupe, - la semoule est exclue du plat… Sachant qu’en France « couscous » est le nom de la semoule, si on enlève la semoule que reste-t-il de notre couscous ? C’est curieux comme les noms mutent en voyageant… Le soir nous allons dans des restaurants plus chaleureux, comme ce « Perchki Lavotchki » avec ses décorations rustiques : poutres, tables en bois, faux feuillages, cloisons en billes de sapin comme les vieilles isbas, et serveuses aimables, nattes blondes ou brunes, chemisiers blancs et jupes colorées, à mi-chemin entre modernité et tradition. Entrées au choix et choix varié, plats russes traditionnels. Des voisins ne mettent à nous parler depuis leur table, ils nous offrent des verres de vodka, nous sympathisons, l’endroit se prête au jeu….

 

 

Le rythme s’accélère toujours aux derniers moments. Les liens s’approfondissent, tandis que, dehors, la température baisse. Plusieurs sibériens m’ont dit que l’hiver s’installe définitivement à la troisième chute de neige. Nous n'en sommes qu'à la première. Encore deux et la neige ne partira plus de l’hiver. Il faudra attendre la fonte en mars… Lena me dira plus tard qu’elle ressent toujours une inquiétude, lorsque les températures chutent, en décembre, autour de moins trente ! Les rues se vident, sortir est une épreuve, les attentes des bus sont un calvaire… Mais nous n’y sommes pas encore, je supporte encore mon blouson en cuir pour l'instant...

 

Et voilà le jour de la grande cérémonie arrivé : notre conférence ! Valery est venu me chercher au matin. Je dois prendre toutes mes affaires car je change d'hôtel. Ce soir Lena revient et il nous faudra une chambre pour deux personnes. Je sens Valery très nerveux et fatigué... Au début je pense que c’est à cause de cette conférence, mais non, pas seulement. Il m'apprend que sa mère est très malade et qu'il a dû passer la nuit à son chevet à l’hôpital. Les revers de la Vie... Nous embarquons ma grande valise et nous voici bientôt arrivés à l’« Académie de Droit et d’Economie d’Altaï ». Au deuxième étage une grande salle avec un écran, un rectangle de tables pour les invités et une bonne centaine de chaises de l’autre côté de la pièce. Andreï est là, avec sa bonne humeur et son enthousiasme habituels. C’est mon petit frère sibérien ! Tout est déjà en place, un ordinateur projette sur l’écran la couverture du jour avec ma photographie et les logos des trois partenaires de ma résidence et celui de l’agence du "Chasseur".  

 

Je change de tenue. Ce matin, à l’hôtel, Valery a réussi a faire donner un coup de fer à repasser à ma veste car, pliée dans la valise depuis deux mois, elle avait piètre mine ! On révise le plan de l’intervention, - Andreï est en forme et moi aussi, ça devrait aller ! Et puis arrivent - quelle surprise ! presque toutes les personnes que j’ai croisées pendant ces deux mois : Sergueï de Kolivagne, Larissa de Sintelek, Dmitri et Ruslan de Biisk, Andreï de Blagovientchenka, et plein de gens de Barnaoul : Oxana, Viera, et les responsables des Musées que j’ai visités ! Chacun apporte avec son visage un petit flash back de ce séjour, c’est super mais en même temps, c’est le signe incontestable que je ne serai bientôt plus là car ils viennent aussi m’apporter leurs adieux… On dit en Français « Partir c’est mourir un peu »… est-ce qu’il existe en Russe un dicton similaire ?

 

 

  La conférence est commencée, c’est Tatiana Dolgova, adjointe du gouverneur, déléguée à l'Economie et au Tourisme, qui va faire le discours d’ouverture. L'autre Tatiana, la femme de Valery, poursuivra en présentant les modalités du projet et le plan de cette intervention. Et ce sera à notre tour Andreï et moi, pour 45 minutes d'improvisation ! Nous formons un bon duo, Andreï est animateur télé, il connaît son métier et en plus il maîtrise le Français. Valery avait tellement peur que les étudiants se lassent et soient bruyants. Au contraire, nous avons eu droit à un silence d'or et quelques rires parfois en réaction à nos facéties ! Et puis, à la fin, beaucoup de questions. Il sera manifeste que tout le monde partage la spontanéïté de notre intervention. Les jours suivants je recevrai plusieurs invitations, sur mon Facebook, d’étudiants qui voulaient me remercier. Je leur adresserai au retour un petit mot… L’un m’a répondu « Je n’aurais jamais imaginé que vous alliez me répondre ! » - Et pourquoi pas ?  

 

En tout cas, même si je m’étais habitué au fait qu’on m’a affilié ici au domaine touristique, je suis presque certain que, par le fait même que je ne suis pas un professionnel du tourisme, que je ne suis qu’un épicurien qui est là pour témoigner de la beauté du monde, mon point de vue a eu, pour les yeux de ces jeunes gens, beaucoup plus de prix et d’intérêt que si j’avais été un professionnel. Car même si le tourisme est une économie, s’il veut connaître un développement croissant, il faudra l’envisager comme un échange basé sur l’humain. Ainsi je n’allais pas faire un bilan technique des installations que j’ai visitées, mais rendre compte de ce qui devrait toujours être au centre des échanges touristiques, le bonheur de découvrir un territoire et de rencontrer une population. La conclusion de mon laïus a été d’expliquer que, si je ressentais un tel intérêt pour la Russie, c’est uniquement à cause des films et des romans russes que j’ai vus ou lus. Aussi, à l’adresse de tous les dirigeants, j’ai précisé qu’il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir de l’art et de la littérature, et donc veiller à ce que les artistes puissent continuer de s’exprimer  et de vivre de leur travail…

 

Les étudiants se sont levés, ceux qui avaient ramené des chaises d’une autre salle sont allés les remettre à leur lieu d’origine.  Et une autre catégorie de gens s’est approchée, les journalistes. Conférence de presse. Là aussi Andreï a tenté de traduire le plus exactement mes propos. C’est toujours le risque de ces exercices : entre un journaliste et vous ce n'est déjà pas facile de se faire comprendre, mais quand en plus il y a entre le journaliste et vous un traducteur, alors les chances d’erreurs augmentent. On le voit quand on lit les articles… C’est la règle du jeu. Lorsque j’ai eu fini de répondre à la dernière question, les amis du voyage se sont approchés de moi, Dmitri, Irina, Ruslan et nous avons pu échanger quelques mots affectueux. Andreï, avec ceux qu’il avait connus pouvait partager quelques souvenirs, c’était agréable. Et puis, quand tout le monde est parti, nous avons fait une dernière photo, une journaliste nous ayant offert sa participation !

 

 

de gauche à droite : Andreï, Tatiana, PBT, Valery et Irina.

 

 

J’ai retiré ma veste de costume. Un changement de vêtements s'imposait pour que je redevienne moi-même ! Et, en tant que moi-même, j’attendais avec impatience l’arrivée de Lena. Il est évident que je sentais la semaine suivante approcher comme un immense gouffre qui me séparerait d'elle : près de 7000 kilomètres, et, maintenant que la France est passée à l’heure d’hiver, six fuseaux horaires !… Bien de quoi appréhender… Alors quel bonheur de la voir arriver à la gare avec son pas tranquille et son sourire ! Nous avons rejoint Valery qui nous a conduits directement au club Tass où avait lieu le concert. Léna qui m’a fait découvrir le groupe Ya Kha dont elle est fan. Lle chanteur et leader, Albert Kuvezhin, est originaire de la République de Touva. Comme la République d’Altaï sa voisine, cette région a acquis le statut de République, c’est-à-dire de région autonome, du fait de sa population autochtone. Peuple de nomades, les Touvas possèdent une tradition très ancienne, liée au shamanisme, et sont célèbres pour leurs chants traditionnels diphoniques qu’on appelle aussi chants de gorge. Cette technique permet d’émettre plusieurs voix en même temps en jouant sur les harmoniques. On entend donc un son grave et un autre aigu en même temps et le chanteur peut contrôler les deux harmonies. C’est de cette tradition qu’Albert Kuvezhin s’inspire, tout en faisant une musique d’influence rock. Il semble que la formation de Ya Kha change selon les scènes, - Lena me dit les avoir vus jouer à quatre. Mais ils étaient trois ce soir là, Albert Kuvezhin voix et guitare, un batteur, Evguenij Tkatchev, et un deuxième chanteur et musicien, Cholban Monguch, joueur de « Igil », un instrument à deux cordes qui se joue à l’archet. La voix de Cholban Monguch, de style asiatique, offre un contrechamp très intéressant à celle d’Albert Kuveshin.

 

L’ambiance était très chaleureuse dans le club et le chanteur semblait en pleine forme, prenant le temps de dire quelques mots entre les morceaux avec humour. Valery et Tatiana, assez sceptiques au début, ont fini par se laisser conquérir. Il est vrai que nous sommes peu habitués à ces voix de gorge. Il faut donc un certain temps pour pallier à cette étrangeté, et puis, peu à peu les Yat Kha vous captivent par leur rythmique rituelle, la couleur de leurs instruments, et l’alternance des voix, l’une tellurique et profonde, l’autre aérienne. Le dépaysement est garanti, ce qui ne veut pas dire que vous n’allez pas vous laisser emporter par ce voyage ethnique et par cette énergie rock frisant parfois un punk endiablé ! D’ailleurs plus le concert avançait, et il a duré plus de deux heures, plus on allait vers le rock pur, enchaînant des reprises de morceaux rock, punk ou métal, dont une magnifique reprise de Captain Beefheart et une autre, fallait-il la trouver ! - de Bob Marley, que voici :

  

    

Nous sommes rentrés à pieds à l’hôtel Barnaoul qui sera le dernier hôtel de mon séjour. Il nous a fallu environ 30 minutes et j’ai commencé à trouver que mon petit blouson n’était plus adapté à la météo. Il devait faire moins sept… Nous avions encore trois nuits devant nous, trois nuits de bonheur, mais la menace du grand vide qui approchait prétait à nos actes, à nos mots, une sorte de gravité, une tension à la fois exhaltante et douloureuse, - de même qu'à chaque instant une épaisseur formidable… 

 

Et puis Lena est partie en fin de matinée et par les rues enneigées, je suis rentré travailler à l’hôtel. Je n’irais pas à l’agence aujourd’hui, je préférais rester dans la chambre calme, plus propice à l’écriture qu’un bureau d’entreprise. 

 

 

Le jeudi étaient prévus deux rendez-vous avec des télévisions régionales. La première, Katoun 24, est celle où travaille Andreï. Deux enregistrements étaient prévus, l’un pour l’émission animée par Andreï, l’autre pour un reportage réalisé par son chef, Sergey Bajine, Directeur des émissions thématiques. C’est la deuxième fois que cette télévision m’invite. On commence à me connaître, d’autant qu’avec Andreï, maintenant, nous sommes amis. On boit le café dans les bureaux, on plaisante, je ne me sens plus un étranger ! Ensuite on file avec Valery vers une autre télévision, GTRK Altaï, une antenne du groupe Russia 1. En route, on fait un petit détour pour aller prendre Eugenia qui traduira questions et réponses. Andreï est resté à son travail. Après une petite préparation, nous nous retrouvons dans un grand hall que je trouve plutôt sombre, après avoir parcouru des couloirs et des escaliers anciens. Cette télévision qui ne semble pas dater d’hier. Genia et moi sommes côte à côte, face à une caméra et une journaliste… et Valery derrière eux. Pendant ma troisième réponse aux questions, le téléphone de Valery se met soudain à sonner ! En voilà une que le monteur n’aura pas de scrupule à couper !

 

  

Je m’aperçois quand nous partons que je suis capable maintenant de reconnaître les principales artères de la ville. Je peux aller à pieds de mon hôtel à l’agence du Chasseur. Cette ville a enfin trouvé à se structurer dans mon cerveau. Je reconnais des endroits qui, auparavant, étaient des ilots isolés de tout. Je les recolle à l’ensemble, comme cette avenue que j’avais parcourue un dimanche après-midi avec Macha, laquelle avait bien voulu m’accompagner à la gare pour acheter mon premier billet pour Novossibirsk… Il faut dire que maintenant j’ai plus de temps et d’occasions pour marcher en ville. Il n’y a que par la voie des pieds et des jambes qu’on peut faire entrer la géographie d’une ville dans son esprit… D’ailleurs, maintenant que la neige est là, se promener prend un charme particulier. Les couleurs des façades vont bien avec la neige, - est-ce pourquoi les villes du nord et de l’Est sont si colorées ? Je surprends une jeune femme russe en train de photographier l’obélisque des victimes soviétiques de la seconde guerre mondiale. Est-ce pour la valeur historique de ce monument, ou seulement pour avoir un souvenir de la promenade Lénine, l’artère principale de la ville, sous une première neige ? 

 

 

 

Vendredi finit par venir, le moment du dernier repas avec mes interprètes et, bien sûr, avec Valery et Tatiana. Ces jeunes gens l'avaient bien mérité : n’ont-ils pas été, pendant ces deux mois, les plus aimables des compagnons ? Avec Andreï nous sommes allés dans un restaurant qu’il connaissait et nous avons négocié un repas avec le budget que Valery et Tatiana nous avaient accordé. Pourtant, au moins deux n'ont pas pu être prévenu, Dmitri dont le SMS me revint après plusieurs jours, et mon cher Fiodor dont j'avais oublié de prendre les coordonnées… Quel dommage… En revanche, Daria était là, avec sa guitare ! Elle est arrivée par le train dans l’après-midi et nous sommes allés boire un café tous les trois avec Andreï. Enfin, l’heure est arrivée de notre rendez-vous au restaurant et « Elles » ont commencé à arriver. Elles, car, finalement, excepté Andreï et Valery, il n’y aurait que des filles : Macha, Genia, les deux sœurs jumelles, et Svletana, qui a été leur professeur à tous, en tout cas ceux de Barnaoul… Nous avons passé la soirée à manger, parler et chanter, Daria des chansons russes et cette magnifique chanson en langue Touva, moi des chansons françaises, de Brassens à Bashung… La chanson ravit les cœurs, éveille des souvenirs, des émotions passées. Et je m’aperçus qu'Andreï, qui adore la chanson, se mettait à en pincer pour la belle Daria… Quelque chose aurait-il lieu ? Eh bien oui, cette soirée allait être pour eux le début d’une grande aventure ! C’est comme ça la vie, les échanges, les rencontres… et puis, oui, comme à l'épicentre, l’Amour… 

 

 

Lena devait arriver en fin de soirée par le train. Nous sommes partis avec Valery la chercher à la gare. De retour, le temps de quelques chansons, que Lena déguste les plats que nous lui avions fait mettre de côté, et la serveuse venait nous dire que le restaurant allait fermer… Nous nous sommes tous retrouvés sur le trottoir, la température commençait à devenir mordante. Un taxi arriva, il fallut nous dire adieu… Chacun partait dans une direction, Valery et Tatiana avaient repris leur voiture, le taxi s’était rempli de ceux qui habitaient les quartiers les plus éloignés. 

 

Lena et moi avons choisi de rentrer à l’hôtel à pieds… C’était vraiment la fin de cette expérience, de cette merveilleuse aventure de la découverte de cette région de Sibérie… L’Altaï… Je me suis retourné, il y avait encore Macha et Genia derrière nous, je leur ai fait un petit signe, et elles, amusées, nous regardaient partir, bras dessus, bras dessous, comprenant que la vie avait pour moi dépassé une simple mission professionnelle… C’est ainsi le voyage, c’est un formidable coup de dés où le hasard a tous les droits… Derrière moi une expérience formidable, devant moi comme un nouvel avenir… Nous avons marché une quinzaine de minutes, le froid attaquait mon blouson trop fin, mais donnait à cette nuit, avec la blancheur scintillante de la neige, une féerie de conte russe. La ville était calme, peu de passants, les rues balayées par le passage régulier des voitures… La paix…

 

 

 

Les samedi russes ne sont pas très différent de nos dimanches français. On dirait que les habitants ont déserté les villes. Les magasins sont fermés. Avec Lena, nous avons profité de notre dernier jour de présence pour aller nous promener en ville et j’avais pensé au marché central qui se trouve au bas de Barnaoul, pas très loin de l’Ob, le berceau de la ville. Je voulais faire mes derniers achats, ces petits cadeaux qu’on rapporte pour les amis, pour compléter ce que j’avais déjà acheté au plus beau marché que j’ai vu pendant ce séjour, celui permanent de Belokourikha. Le soleil était revenu, et comme chaque après midi en Russie il avait cette couleur chaude, ces rayons bas, qui découpaient les objets en contrastes violents. Les clients étaient peu nombreux autour des emplacements des marchands. Le calme était un peu pesant, comme nos dimanches recouverts d’un voile de tristesse. Le départ imminent n’était pas pour arranger cette impression… Il fallait se serrer très fort la main, pour retenir un peu tout ce tourbillon d’émotions, de souvenirs, de bonheur… Pourtant il y avait partout, comme écrit en lettre d’or une certitude : je reviendrais, oui, bientôt…

 

 

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Lundi 29 octobre 2012, Moscou.

 

Je suis arrivé hier à Moscou. Depuis l’avion, avant l’atterrissage, on a vu la neige recouvrir une partie du paysage. Mais dehors, il pleuvait… De l’aéroport Domodedovo j’ai pris le train qui nous mène à la gare du centre de Moscou. Et puis le métro, direction Tcherski Proudy, pour rejoindre l’appartement que loue Olga. J’essaie de joindre Katia. Elle me répond avec une voix toute enrouée. Elle est malade. Ca doit être une façon de compenser la perte de son travail il y a environ deux semaines…. Elle m’apprend quand même qu’Olga est occupée jusqu’à 14 heures et qu’il faudra attendre ce moment pour l’appeler et entrer à la pension. Katia a les clés mais, dans son état, elle ne pourra pas me les apporter…

 

Je vais donc à un café proche de la station de métro. J’appelle mon ami Sébastien, le mari de Sofia (cf les carnets de Russie), et, au bout d’une heure, il me rejoint au café. Dehors il pleut toujours, les chéneaux débordent, la neige fond sur les trottoirs, les flaques d’eaux sont remplies à un niveau dangereux, même pour les meilleures chaussures. Un temps de chiottes rajouté à un dimanche, il y a tous les ingrédients pour la grippe ou la déprime. Katia a bien fait de choisir la grippe. Au moins c’est fini au bout de cinq jours…

 

Mais bon, le café est plein de jolies filles, ce qui donne à l’ambiance un air joyeux. Les serveurs et les serveuses, deux filles, un homme, sont tous de type mongoloïde et cela me rappelle la République d’Altaï, et le village Kazakh de Baïgamout. Ils sont d’ailleurs d’une gentillesse et d’une douceur très agréables et l’une des deux filles m’adresse quelques mots en Français. Sébastien arrive, on a des milliers de choses à se dire… Le temps passe gentiment, comme à chaque fois qu’on est en transit dans un pays étranger et qu’on connaît quelqu’un… Un instant hors de toute continuité, une parenthèse dans le cours du temps.

 

Je montre quelques photos à Sébastien et lui demande ce qu’il désire faire dans sa situation maritale entre Paris et Moscou. Il semble qu’il hésite entre continuer de vivre à Paris et venir s’installer ici. Le choix n’est pas simple, entre deux capitales… Sofia semble avoir trouvé à s’intégrer ici. Avec deux autres personnes, ils ont constitué une société de services dans le graphisme et la com, mettant en liaison des fabricants et des graphistes… si j’ai bien compris… Elle se débrouille Sofia, elle était rédacteur en chef d’une revue à Saratov. Sébastien travaille, lui, dans l’architecture d’intérieur. Un domaine où il pourrait trouver une activité ici, mais il faudrait d’abord qu’il maîtrise la langue et les usages économiques. Et je pense qu’ils ne sont pas tendres en affaires ici….

 

Après quelques thés, salade, dessert, café, et une note salée, nous sommes partis pour l’appartement d’Olga. En sortant, la jeune serveuse qui parle un peu français me remet une serviette en papier pliée. Je me dis qu’ils ont d’étranges attentions d’hygiène dans cet endroit. Par politesse je mets le papier plié dans ma poche et nous sortons. J’appelle Olga devant la porte de l’immeuble. Elle sort nous ouvrir et nous fait entrer dans l’appartement qui se trouve au rez-de-chaussée. Sébastien, qui est venu à Moscou en basquets, a dégusté une fabuleuse flaque surprise qui a pris ses chaussures d’assaut. Il est donc heureux de les retirer à l’entrée de l’appartement, coutume non transgressable en Russie, et de faire sécher chaussures et chaussettes.

 

Après un moment à discuter il me dit : « ce qui est bien en Russie c’est qu’il y a toujours des instants où une fille te fait un petit signe ou une proposition. Ca n’arrive jamais en France. Même si t’as pas envie d’y donner suite, faut reconnaître que ça remonte le moral, on se sent moins seul ou plutôt, mois invisible !... D’ailleurs, t’as regardé le numéro de téléphone que t’a laissé la petite serveuse au café ? - Numéro de téléphone ?  m’étonné-je – Ben oui, tu crois qu’elle t’a donné une serviette pourquoi ? – Tu crois ? » Je vais vérifier la serviette en papier que j’avais machinalement glissé dans ma poche, l’ouvre et, effectivement, trouve le numéro… Ben mince alors, je n’avais pas pensé à ça !… Alors je me souviens ces moments de solitude à Paris. L’impression d’être assiégé par une glu noire. Oui, Sébastien a raison, il vaut peut-être mieux pour lui de vivre ici. Reste à trouver du boulot… Mais qui sait si un jeune russe de trente ans ne ressentira pas la même solitude à Moscou que j’avais éprouvée à Paris ? En tout cas, ne me demandez pas si je voudrais choisir entre une de ces deux capitales. C’est non ! Mais Novossibirsk, Akademgorodok, humm !… pourquoi pas ?

 

Je devais cet après-midi faire une présentation de ma Résidence à l’Institut Français. J’avais écrit un mail à Hélène Mélat, Directrice du service livre à l’Ambassade de France, mercredi dernier, puis hier et ce matin. Sans réponse… Alors j’ai téléphoné et je suis tombé sur sa secrétaire. Ni l’une ni l’autre ne reçoivent mes mails… C’est étrange… Donc, mon séjour à Moscou se limitera à un rendez-vous, ce soir, avec Madame Mélat, grâce à qui, il faut le dire, mon voyage a profité de l’aide de l’ambassade (ils ont payé tous les billets AR entre Lyon et Barnaoul). Je serai donc enchanté de faire sa connaissance, après un après-midi d'errance dans un Moscou gris et froid sur ses larges avenues. En chemin j'aurai l'occasion de contempler les anciens joyaux de l'URSS et prendrai un petite heure pour une rencontre avec mon vieil ami Alex Jarkov. 

 

L'Ambassade de France à Moscou

 

 

Et puis, et puis, tout sera fini. Demain, à 14 heures, mon avion décolle pour Lyon… Le voyage est terminé…

 

Bien sûr, tout n’est pas terminé… Je pense qu’une brèche s’est ouverte dans ma vie et que de l’air est entré. L’air venu de cette Sibérie du sud, où aujourd’hui, me dit Léna, il fait un grand soleil. L’air venu de cette infinité linéaire ou montagneuse, il n’y a qu’à choisir… Ou bien l’air des grandes avenues de Novossibirsk et, principalement celles de Barnaoul où j’ai aimé me promener car, malgré la largeur des voies, malgré les voitures, on avait quand même plaisir à marcher le long des trottoirs, dans les parcs, prendre le trolley bus, ou le tram jaune, monter ou descendre la ville, entre la gare sur la colline et la rivière au bas, entre la promenade Lenine et les sanatoriums tout fleuris où tournent en rond les ours et sautent de branche en branche les écureuils… Où nous avons marché avec Lena, comme samedi par exemple, dans la vieille ville, parmi les isbas cossues des marchands, les anciens entrepôts, à la recherche de « souvenirs », de petits cadeaux dans le vieux marché…

 

Oui, oui, oui, tout cela s’éloigne, s’éloigne…. Impossible d’aller contre ce vent qui me repousse au loin… Inutile de s’agiter, d’enfoncer ses ongles dans les murs pour ne pas avancer… Docilement se laisser ramener en France où il y a des gens que j’aime aussi, et se dire que bientôt je reviendrai, avec de nouveaux projets qui ont déjà germé dans mon esprit. Laisser le temps suivre son cours avec confiance… voilà… C’est comme un soir qui tomberait sur un très beau sourire… Ou un réveil qui mettrait fin à un rêve d’enfant… Ensevelissant six mille kilomètres de mystères qui commencent à se dissiper… N’était-ce pas une illusion ? Est-ce que j’ai vraiment vu un semblant de réalité, de vérité ? Je ne saurai jamais, on ne sait jamais, et personne ne pourrait affirmer : « C’est ça la Russie » ou « c’est ça la Sibérie ». Non, un regard s’est posé sur ce qu’il a vu, traversé, rencontré. C’est tout. C’est peu ? Oui, deux mois c’est peu. Mais c’est déjà pas mal. Assez long en tout cas pour faire état et rendre compte d’un extraordinaire fragment de vie…. A vous de jouer maintenant… Les lieux ne bougeront pas, les gens non plus. Ils sont prêts, ils vous attendent….

 

J’ai envie de crier « Habitants de tous les pays, Ulyssez vous ! » et partez à la découverte des ces pays dont on parle encore si peu…

 

Bien sûr, il y a le soleil, bien sûr il y a le sud comme disait Nino Ferrer… Mais le sud et ses immenses hôtels comme des ilots de luxe où la réalité des pays n’entre pas… Si vous aimez cela, si vous aimez l’illusion d’une liberté fabriquée de toute pièce par des sociétés transcontinentales, allez-y… Moi je reviens d’un pays avec une histoire si perpétuellement croisée avec la nôtre, cette vieille civilisation qui a commis ses merveilles et ses maudites erreurs, qui s’est pendant de longues années fermée à nous dans une sorte de compétition absurde entre l’Est qu’ils étaient et l’Ouest où nous étions… Et alors… Ce que j’ai découvert là-bas, ce sont des gens souvent très cultivés, qui connaissent pour certains mieux notre culture et notre histoire que beaucoup d’entre nous, des gens avec qui une conversation pouvait immédiatement s’engager, et avec qui nous étions surpris, de part et d’autre, de se comprendre si bien, mieux, de se connaître si bien… C’est un peu cela la Sibérie, si je peux me permettre l’expression, ces hommes avec une culture si proche de la nôtre, avec un caractère si aimable, chaleureux. Passionnés aussi, accueillants. 

 

J’ai aimé ces étudiants, nos conversations, leur lucidité… J’ai aimé le soin qu’ils ont toujours pris de moi, leur respect, leur désir de m’aider, de me parler, de m’expliquer leur pays… Il y a eu beaucoup de profondeur dans nos échanges, il y a eu aussi de l’humour, des rires, de la complicité… J’ai aimé aussi ces gamins de Topolnoïe, qui m’accompagnaient alors que je cherchais à retrouver le réseau pour mon téléphone portable sur la longue rue du village, et qui tentaient de parler avec moi, même si je ne comprenais pas leur langue, avec une patience et une gentillesse sans arrière pensée… J’ai aimé le couple Valery et Tatiana, si merveilleusement complémentaires malgré leurs presque vingt ans d’écart, et les jeunes femmes de leur agence, qui me saluaient avec des sourires si lumineux. Avec Valery il a fallu du temps pour nous connaître, pour nous comprendre, passer au-delà d’une brutalité apparente et apercevoir, à travers, une authentique bienveillance. J’ai aimé la beauté des paysages, et ces immenses étendues aux découvertes et aux surprises infinies. J’ai aimé la beauté simple des femmes des villages et celle, plus sophistiquées, des filles des grandes villes, et j’ai aimé la simplicité, même des plus sophistiquées, dont toute vanité semblait absente… J’ai aimé cette saine curiosité pour qui j’étais, quoi ? Français ? Artiste ? Oui, ou les deux, et cette curiosité permettait des conversations chaleureuses, riches, intelligentes, et jamais des questions embarrassantes, indiscrètes ou intéressées.

 

Oui, j’ai aimé la mentalité de ces Sibériens, et ils seront les premiers à vous dire qu’ils ne sont pas des Russes tout à fait comme les autres et qu’ils ont cet esprit particulier, cet esprit né dans une terre qui a su mêler des colons pas toujours volontaires, des autochtones au caractère si doux et sage, des bagnards rescapés, qu’ils soient condamnés pour des raisons politiques ou de droit commun, des déportés aussi, qui se sont retrouvés là sans ménagement et qui ont dû s’adapter à cette terre généreuse l’été, impitoyable l’hiver… Tous habitants d’une enclave au bout du monde, à l’espace ouvert, gigantesque. Enclave aux frontières tellement distantes, melting pot de populations qui n’ont jamais eu à se battre pour prendre la terre du voisin tellement elle en avait de la terre, de l’espace, cette gigantesque enclave…

 

Je vais rentrer dans mon petit pays saturé de partout, bousculé par la crise économique, par cette dette inventée pour réduire le pouvoir d’exister de chacun… Oui, le monde est vaste mais il se raccourcit, les distances s’annulent par la circulation des électrons qui ont appris à transmettre un ordre de plus en plus globalisant… Alors ces espaces de Sibérie m’ont permis une formidable respiration… J’ai bonne mine me dira-t-on quand je rentrerai chez moi. Ah bon ? Malgré les six heures de décalage horaire ? Tiens, on oublie parfois combien respirer est si important… Alors je gonfle mes poumons et je monte dans l’avion… Oui, j’ai le cœur gros…. Mais l’amour est là, en moi, comme un soleil qui ne craint pas l’hiver…

 

L’avion décolle, s’éloigne du sol, se met à trembler en entrant dans la grisaille. Au dessus des nuages, le ciel est bleu.

 

 

 

FIN DES CARNETS DE SIBERIE - REGION DU KRAÏ DE L'ALTAÏ

 

REMERCIEMENTS :

 

Cette Résidence s'est inscrite dans le cadre de la coopération internationale entre la Région de Franche-comté et la Région du Kraï de l'Altaï, en Sibérie.

Je tiens à remercier en tout premier lieu Christine Garnier qui a eu l'idée de ce projet. Et avec elle je remercie le Conseil Régional de Franche-comté, en la personne de sa Présidente, Marie-Guite Dufay et de son adjoint Pierre Magnin-Feysot, d'avoir lancé et soutenu ce projet.

Je tiens à adresser un grand merci à la Région du Kraï de l'Altaï, son gouverneur, Alexandre Karline, son adjoint Mikhaël Chetinine, d'avoir accepté ce projet, de l'avoir aidé et soutenu avec conviction. Je remercie aussi Youri Zakharov, Directeur du tourisme à la région du Kraï de l'Altaï et Tatiana Dolgova, adjointe, d'avoir supervisé l'accueil et l'organisation de mon séjour en Sibérie.

Je remercie aussi Hélène Mélat et l'Institut Français de Moscou d'avoir été le troisième partenaire de cette résidence. 

Enfin, je remercie ceux qui m'ont accompagné, en Altaï, au quotidien :

Valery Kapouitskiï, Tatiana Sajaeva et leur agence "Ochota", qui ont été là au quotidien pendant deux mois, organisant mes séjours et mes nuits ainsi que mes déplacements, me conseillant des itinéraires tout en tenant compte de mes demandes. Merci pour leur chaleureuse présence. 

Et puis je remercie tous ceux que j'ai croisés et qui m'ont aidé à comprendre les secrets de cette magnifique région, les interprètes, hommes ou femmes, les administrateurs qui m'ont tenu lieu de guide, le personnel des différents Musées que j'ai visités, les hôtes des lieux de vacances où nous avons séjournés.

 Enfin je remercie Lena Berdnikova, une de mes premières interprètes bénévoles, qui continue à m'apporter son aide précieuse, ses nombreuses traductions me permettant d'avoir un lien constant et aisé avec la Sibérie...

Vous tous avez permis ce merveilleux projet, cet inoubliable voyage, et certainement un virage vers de nouveaux projets, vers une nouvelle et passionnante page de ma vie.

Oui, un très grand merci !!!!

 

Philippe B. Tristan, 

Le 15 décembre 2012 à Besançon.

 

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СЛОВА БЛАГОДАРНОСТИ :


Этот проект был реализован в рамках международного сотрудничества между Регионом Франш-Конте и Алтайским краем.

 

В первую очередь я хочу поблагодарить Кристин Гарнье, автора идеи этого проекта. Также я выражаю благодарность региональному совету Франш-Конте и лично его президенту
Марии-Гит Дюфре и ее помощнику Пьеру Манэн-Фэйзо за запуск и поддержку этого проекта.

Я выражаю огромную благодарность Алтайскому краю, Губернатору Александру Карлину и заместителю Губернатора Михаилу Щетинину за то, что они приняли идею этого проекта,
а также за их помощь и поддержку. Я также благодарю Юрия Захарова, начальника управления по развитию туризма Алтайского края, и Татьяну Долгову за прием и за организацию моего пребывания в Сибири.

 

Я благодарю Элен Мела и Французский Институт в Москве, которые выступили в роли третьего партнера данного проекта.

 

И, наконец, я благодарю всех тех, кто ежедневно сопровождал меня в поездках по Алтаю:
Валерия Копытского, Татьяну Сажаеву и их агентство "Охота", которые были со мной ежедневно в течение двух месяцев, организовывали все мое время, включая мои перемещения, советовали
маршруты, всегда прислушиваясь к моим пожеланиям. Огромное спасибо за их неизменно теплое участие.

 

Кроме того, я благодарю всех, с кем я познакомился и кто помогал мне в постижении тайн этого удивительного региона, переводчиков и переводчиц, администраторов, которые часто выступали
для меня в роли гидов, сотрудников музеев, в которых я побывал, хозяев частных домов, в которых мы останавливались.

Наконец, я благодарю Лену Бердникову, одну из моих первых переводчиц, которая продолжает помогать мне и чьи многочисленные переводы позволяют мне поддерживать постоянную связь с Сибирью.

 

Все вы внесли неоценимый вклад в этот потрясающий проект, в это незабываемое путешествие, которое несомненно приведет не только к новым проектам, но и откроет новую увлекательную страницу моей жизни.

 

Да, огромное вам спасибо!!!!

 

Филипп Б. Тристан

15 декабря 2012 года, г. Безансон


 

 

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